THIERRY GIASSON
Lorsqu’il est élu chef du Parti libéral du Canada (PLC) le 14 avril 2013, au terme d’une course de plus de cinq mois qu’il remporte dès le premier tour du vote contre cinq autres candidats avec 78% des voix exprimées, Justin Trudeau confronte les stratèges du parti à un défi important. Ils devront réussir, en moins de 3 ans, à transposer l’image de ce jeune politicien inexpérimenté en celle d’un leader politique prêt à devenir Premier ministre du Canada.
Ils savent que l’arrivée de Trudeau à la tête de leur parti présente de nombreux avantages stratégiques. Le premier est son nom! Justin est le fils ainé de Pierre Elliott Trudeau, l’ancien premier ministre libéral, au pouvoir de 1968 à 1984, dont les politiques (entre autres la loi sur le multiculturalisme, la loi sur les langues officielles, la Charte des droits et libertés, le rapatriement de la constitution) ont contribué à définir l’identité canadienne contemporaine. Il a ainsi grandi dans le sérail politique libéral et sous l’œil des caméras braquées sur son père et sa famille. Il est aussi jeune, beau et très présent dans les médias. Il n’hésite pas à mettre en scène sa vie personnelle et sa jeune famille. Il est devenu, à force de cultiver assez habillement sa présence médiatique, une personnalité publique aimée des Canadiens. C’est un peu le fils de tous les Canadiens, qui l’ont vu grandir pendant les 16 années au pouvoir de son père. Il incarne donc parfaitement l’héritage d’une dynastie politique libérale.
Toutefois, les stratèges libéraux savent aussi que leur poulain présente certains défauts qui les limiteront dans l’exercice de positionnement d’une marque crédible de premier ministre. Deux écueils plombent considérablement l’image de Justin Trudeau:
- Son jugement politique pouvant être perçu comme douteux suite à une série d’activités de communication et de déclarations maladroites, affectées ou ridicules et,
- Son inexpérience (voire son incompétence) politique.
Lorsqu’il devient chef du PLC en 2013, Trudeau ne siège au parlement fédéral canadien que depuis moins de 4 ans. Il est député d’arrière dans l’opposition et son parti ne lui confie aucun dossier d’envergure comme critique. Il n’a pas fait de grandes études et n’a travaillé que quelques années comme enseignant dans un collège de la région de Vancouver avant de se lancer en politique. Sa feuille de route est donc bien mince. De plus, les chefs des deux partis fédéraux contre lesquels il devra mener campagne en 2015, Stephen Harper, le Premier ministre sortant et leader du Parti Conservateur du Canada (PCC), de même que Thomas Mulcair, le chef de l’Opposition officielle et dirigeant du Nouveau parti démocratique (NPD), sont tous les deux des politiciens de carrière, expérimentés aux bilans bien établis. Sur le terrain de l’expérience, l’image de Justin Trudeau souffre terriblement de la comparaison avec ces derniers.
D’ailleurs, dès son arrivée comme chef libéral, le Parti conservateur lance une série de 4 publicités télévisées très négatives dont l’objectif est précisément de cadrer Trudeau comme un néophyte qui ne dispose pas des qualités nécessaires pour devenir premier ministre. Se terminant par le slogan, He’s in way over his head, ces messages d’attaques qui seront diffusés pendant quelques semaines le dépeignent comme un beau gosse, sans jugement qui n’est tout simplement pas prêt à gouverner. Bien qu’elles n’aient pas affecté négativement les intentions de vote envers le parti libéral aux cours des mois qui suivront l’arrivée de Trudeau comme chef, ces publicités soulèveront néanmoins dans la population des interrogations quant à sa capacité à assumer les plus hautes fonctions politiques au Canada. La marque Trudeau laisse les Canadiens songeurs, elle génère chez eux de l’hésitation. Rapidement, très rapidement, les stratèges libéraux vont s’appliquer à développer une contre-attaque efficace afin d’imposer une image positive de «Justin-Trudeau-le-Premier-Ministre».
La solution, une marque constratée!
Selon Needham (2005)[2] pour que la marque, l’image d’un chef politique soit perçue positivement par les électeurs, elle doit être:
- Simple
- Rassurante
- Positive
- Différenciée… contrastée
Bien entendu la marque d’un chef doit soutenir la marque du parti et être crédible. Les stratèges libéraux (et probablement Justin Trudeau lui-même) savaient que leur chef n’avait pas l’expérience et la compétence de ses adversaires. Toutefois, Trudeau était perçu par les électeurs comme plus accessible, plus positif et plus empathique qu’eux. Ainsi, la nouvelle marque «Justin-Trudeau-le-Premier-Ministre» a été conçue afin de mettre ces trois principes en évidence. L’expérience et la compétence ne pouvaient pas être mobilisées dans une marque Trudeau crédible puisque Trudeau souffrait de la comparaison avec Harper et Muclair, tous deux d’expérimentés politiciens. Toute la stratégie électorale visera alors à promouvoir une marque contrastée, soit celle d’un Premier ministre accessible et prêt des citoyens. Elle s’exprimera dans le slogan électoral du parti «Du vrai changement» et elle devra répondre aux attaques conservatrices qui lancent que Trudeau n’est pas prêt.
Ce positionnement stratégique contrasté de la marque Trudeau s’articulera autours de 4 actions tactiques. Premièrement, toute la campagne libérale sera axée sur Justin Trudeau. Au cours des 78 jours que durera la campagne, les libéraux vont mettre en scène «Le Trudeau Show». Justin Trudeau sera l’acteur principal de toute la campagne publicitaire (à l’exception de deux messages au Québec). Il sera toujours mis en scène entouré de Canadiens et en interaction. La manœuvre permet ainsi démontrer son accessibilité et sa proximité. Le message libéral sera aussi très discipliné et positif. Trudeau recadre souvent les attaques vers ses enjeux de prédilection et sur son «Plan» libéral. Le message est ainsi très contrôlé et évite les dérapages à la campagne libérale.
Deuxièmement, le parti va effectuer un virage progressiste dans sa plateforme électorale, ce qui lui permet de se positionner à la gauche que le NPD. Le PLC a longtemps été reconnu comme un parti centriste marqué par un positionnement progressiste social et libéral économique. En prévision de l’élection de 2015, le parti s’est plutôt fortement ancré à gauche, en particulier sur le plan économique. Trudeau a défendu une plateforme électorale qui comportait des hausses d’impôts pour les Canadiens les plus riches de même qu’une série des budgets interventionnistes déficitaires pour les premières années d’un éventuel mandat libéral. Ce repositionnement stratégique vise à regagner les électeurs libéraux ontariens qui ont voté NPD en 2011 et aussi à faire des gains chez les électeurs naturels du NPD. Il permettait également d’exprimer l’empathie et l’honnêteté de Trudeau.
Troisièmement, le parti a mené une campagne numérique forte et diversifiée. Le parti a su tirer profit de la présence active de Trudeau sur les médias sociaux, en particulier sur Twitter. L’ouverture de Trudeau à la prise de selfies avec les électeurs qu’il rencontre pendant la campagne s’inscrit également dans cette campagne numérique active. De nouveau, cette approche tactique de communication permet au Parti de mettre son chef en relation plus directe avec les Canadiens et donc de démontrer encore son accessibilité et son ouverture aux dialogues et aux échanges que le chef a multiplié sur les médias numériques au cours de la campagne.
Quatrièmement, compte tenu du manque d’expérience et de compétence de Justin Trudeau face à ses adversaires, les stratèges libéraux ont constitué une équipe de candidats forts qui ont épaulé le chef au cours de la campagne. Ainsi, l’inexérience de Trudeau se trouvait équilibrée par la mise en avant d’une équipe de Canadiens reconnus dans divers domaines d’activités et qui faisaient confiance au chef. Le parti va d’ailleurs créer une «Équipe économique» chargée de présenter le Plan Financier du parti pendant la campagne. L’équipe de candidats vient également appuyer l’image de Trudeau. Elle est cosmopolite, jeune, expérimentée et compétente. Elle incarne ce vrai changement que le parti dit vouloir incarner dans son slogan. Cette équipe permettra sans doute d’atténuer les incertitudes de nombreux électeurs envers l’inexpérience du chef. Au final, la stratégie doit dépeindre Trudeau en tant qu’alternative crédible aux deux autres chefs plus vieux et plus expérimentés et qu’il est soutenu par une équipe forte. Il n’a peut-être pas l’expérience de ces adversaires, mais il sait bien s’entourer.
Au final, cette stratégie libérale du «Vrai changement» et l’image d’un «Justin-Trudeau-le-Premier-ministre» accessible, empathique et honnête va plaire à 39,4% des électeurs canadiens, ce qui permet dans le système électoral fédéral au parti de remporter un victoire majoritaire. La réussite électorale est décisive, le PLC remporte 184 des 338 sièges de la Chambre des communes et obtient la première place dans 8 des 10 provinces. Le message positif en apparence honnête et progressiste semble avoir inspirer les électeurs, en particuliers en Ontario et au Québec, où le parti fait des gains importants contre le NPD. Le contraste de l’alternative que véhicule la nouvelle marque libérale a été clairement défini et perçu comme crédible par la population. Alors que ces adversaires ont fait campagne sur l’expérience et la compétence, Trudeau a plutôt proposé aux électeur un image marquée par la jeunesse, la proximité et l’honnêteté. Des valeurs que Trudeau pouvait réellement incarner. Les électeurs ne voyaient donc pas de décalage apparent entre l’image publique de l’homme qu’il connaissait depuis longtemps comme personnalité médiatique et celle du politicien-futur-premier-ministre.
Ainsi, ce qui avait été dépeint par ses adversaires comme ses principales limites sont devenues les plus grandes forces de la marque de Justin Trudeau. Le beau gosse un peu ridicule qui faisait de la boxe pour des œuvres caritatives s’est finalement transformé en vrai fighter. Et il a gagné le combat!
[1] Pour en savoir plus sur l'élection fédérale de 2015 et la victoire du Parti libéral du Canada, consulter l'ouvrage Canadian Election Analysis 2015: Communication, Strategy and Democracy, téléchargeable gratuitement à : http://www.ubcpress.ca/canadianelectionanalysis2015/CanadianElectionAnalysis2015.pdf
[2] Needham, Catherine (2005). "Brand Leaders: Clinton, Blair and the Limitations of the Permanent Campaign" Political Studies 53(2): 343-361.
Thierry Giasson est Professeur au Département de science politique de l’Université Laval et Directeur du Groupe de recherche en communication politique. (@ThierryGiasson)
Publicado en Beerderberg
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