Sur l’Espagne

MESSIEURS,

Il y a aujourd’hui seize ans, qu’appelé par celui qui gouvernait alors le monde, à lui dire mon avis sur une lutte à engager avec le peuple espagnol, j’eus le malheur de lui déplaire, en lui dévoilant l’avenir, en lui révélant tous les dangers qui allaient naître en foule d’une agression non moins injuste que téméraire. La disgrâce fut le fruit de ma sincérité. Etrange destinée, que celle qui me ramène, après ce long espace de temps, à renouveler auprès du souverain légitime les mêmes efforts, les mêmes conseils.

Le discours de la Couronne a fait presque disparaître les dernières espérances des amis de la paix. Menaçant pour l’Espagne, je dois le dire, il me paraît alarmant pour la France. – Toutefois la guerre n’a pas encore éclaté. Pairs de France, il vous reste un moment, un seul moment pour préserver le Roi, pour préserver votre pays des chances d’une entreprise aussi dangereuse. Hâtez-vous d’en profiter pour remplir le devoir le plus sacré, pour détromper le Roi abusé sur le vÅ“u de la France, sur les besoins de son peuple, sur son propre intérêt, non moins que sur l’état de cette Espagne qu’on lui représente trop comme affaiblie par ses dissensions intestines.

Le vÅ“u de la France, il est presque superflu de le dire, le vÅ“u de la France toute entière est pour la paix. Rassasiée de gloire militaire, elle se flattait, sous le gouvernement de son Roi, de réparer dans les loisirs de la paix toutes les souffrances d’une guerre de trente ans. Toutes les parties de ce vaste empire, qui a tant d’intérêts différents, sont unanimes sur la question. Lille pense comme Strasbourg ; Lyon comme Bordeaux ; Marseille comme Grenoble. L’esprit de parti le plus audacieux ne saurait contester cette vérité. Et comment en serait-il autrement ? L’armateur de Bordeaux et de Marseille n’a-t-il pas, dans cette circonstance, les mêmes intérêts que le manufacturier de Lyon ou de Rouen ? L’un n’est-il pas menacé de se voir ravir les trésors qu’il a confiés à la mer ; l’autre, privé tout à coup de ses plus importants débouchés, n’est-il pas au moment de voir se fermer ces ateliers qui naguère faisaient sa gloire et la prospérité de notre pays ? Vous parlerai-je de cette partie de la population qui n’a, pour exister, que son travail journalier, qui, déjà, par la réduction des travaux, ne reçoit plus qu’une partie du salaire nécessaire à l’entretien de sa famille, et qui peut, d’un jour à l’autre, être privée de cette dernière ressource ? Penseriez-vous, Messieurs, que l’agriculture plus heureuse pourrait échapper aux désastres de l’industrie et du commerce ? Dans nos sociétés perfectionnées, toutes les prospérités sont enchaînées les unes aux autres. Les embarras du commerçant retomberont sur le cultivateur et notre agriculture se trouvera appauvrie de tout le numéraire qui ira se perdre dans les champs désolés de l’Espagne.

Que n’est-il donné aux puissants de la terre de pouvoir compter les suffrages dans ce terrible moment ! d’un côté, tout un peuple, et de l’autre….. Que vous dirai-je ? quelques intérêts individuels qui s’efforcent de faire tourner à leur seul avantage une restauration conçue dans l’intérêt d’une société toute entière. J’aurai le courage de dire toute la vérité. Ces mêmes sentiments chevaleresques qui, en 1789, entraînaient les cÅ“urs généreux et séduisaient les imaginations, n’ont pu sauver la monarchie légitime ; ils peuvent encore la perdre en 1823, et la monarchie légitime est le besoin de la France. Messieurs, la question de la guerre n’est point, comme on se plaît à le dire, une question dynastique ; c’est une question purement de parti. Il ne s’agit pas des intérêts de la royauté ; non, il ne s’agit que des intérêts d’un parti fidèle à ses vieilles haines, à ses vieilles prétentions ; et qui aspire moins à conserver qu’à conquérir. C’est une revanche que l’on veut prendre sur les hauteurs des Pyrénées.

Et quels motifs réels pourraient déterminer la France si heureuse, si tranquille, si prospère, à se livrer aux chances d’une guerre contre l’Espagne ? De quoi la France a-t-elle à se plaindre ? Tout se réduit à ceci : la charte espagnole est pleine d’imperfections. Moi aussi je le pense, elle est pleine d’imperfections. Mais depuis quand les peuples voisins se sont-ils crus autorisés à exiger ainsi d’une nation indépendante la réformation de ses lois politiques ? Que devient, avec cette théorie, l’indépendance des nations ? Quels singuliers réformateurs, quels étranges Lycurgues que cent mille soldats, bientôt suivis de cent mille autres ! A qui prétend-on en imposer par ce dom-quichotisme politique ? Se flatte-t-on que le secret de cette nouvelle croisade soit un mystère pour les peuples ? Non, Messieurs, l’Espagne conquise à la liberté, l’Espagne sans privilégiés, donne un spectacle intolérable pour l’orgueil, il ne faut pas le souffrir ; il faut faire en Espagne ce que l’on n’a pas pu faire en France, la contre-révolution.

Je sais bien que les moteurs invisibles de cette grande conspiration contre la liberté des peuples, ne sont pas assez insensés pour aspirer à quelques succès par les seuls efforts de leurs partisans ; quel est donc, en définitive, l’appui sur lequel se fondent leurs dernières espérances ? Ils ne le savent pas ; ils auraient frémi s’ils s’en étaient rendus compte. Messieurs, l’appui sans lequel ils ne sont rien, c’est l’appui de l’étranger. Et qu’on ne dise pas que cette hypothèse est une chimère ; ce vÅ“u parricide a été consigné, récemment encore, dans ces feuilles périodiques, tristes échos des passions impures qui agitent la surface de notre pays.

Mais ces étrangers sur lesquels ils seront réduits à compter, à quels prix vendront-ils leur funeste coopération ? Qui paiera leurs armées ? Qui les nourrira ? Certes ce n’est pas la malheureuse Espagne ; elle n’a plus de trésors ; elle fournit à peine à sa subsistance : elle n’est riche qu’en courage.

La prudence m’empêche de me livrer à de plus grands développements sur les dangers de la guerre avec l’Espagne : vos lumières, vos réflexions y suppléeront. Mais j’en ai dit assez pour justifier l’obligation de ma présence à cette tribune. Il m’appartenait à moi qui suis vieux, qui respecte la France, qui suis dévoué au Roi et à toute sa famille ; à moi, qui ai pris une si grande part aux événements de la double restauration, qui, par mes efforts, et, j’ose le dire, par mes succès, ai mis ma gloire et ma responsabilité tout entière dans ce renouvellement d’alliance entre la France et la Maison de Bourbon, d’empêcher, autant qu’il est en moi, que l’ouvrage de la sagesse et de la justice ne soit compromis par des passions folles et téméraires.

On trompe le Roi, Messieurs ; notre devoir est de le détromper.

On lui dit que son peuple veut la guerre ; son peuple désire la paix.

On lui dit que l’honneur de sa couronne est compromis en ne vengeant pas les injures de Ferdinand VII. Son aïeul, Louis XIV, n’a pas vengé des injures bien autrement sanglantes ; et en fait de dignité, Louis XIV n’est point un modèle à dédaigner. Le bonheur de la France, voilà la gloire de Louis XVIII, et Louis XVIII est digne de le sentir.

On lui dit que l’Espagne en proie à l’anarchie est dangereuse pour la France. Les faits sont là pour répondre. Est-il vrai que les doctrines anarchiques aient fait en France des progrès effrayants ? N’est-ce pas, au contraire, depuis l’époque de la révolution d’Espagne, que le pouvoir a fait parmi nous les plus rapides conquêtes ?

Ne craignons pas, Messieurs, de faire entendre la vérité à notre Roi ; il ne la repousse jamais, et c’est dans cette confiance que j’appuie l’amendement qui vient de vous être proposé par M. le baron de Barante. Je désire que la majorité de cette Chambre soit portée, par sa fidélité envers le Roi et envers la Charte, à l’accueillir de ses suffrages.

Messieurs, je ne dirais plus qu’un mot, et c’est pour vous demander s’il ne reste à personne des doutes sur le vÅ“u secret de Ferdinand VII. Je me permets une opinion personnelle à cet égard ; je vais la prendre dans un passé qui ne m’a été que trop connu. Certes, le roi d’Espagne ne fut jamais plus complètement privé de toute liberté, que durant les sept années de sa captivité à Valençay, et je m’adresse à la mémoire de quelques-uns de mes nobles collègues pour se rappeler qu’à cette douloureuse époque, ni leurs beaux noms, ni leur touchant dévouement ne purent inspirer à ce monarque une confiance suffisante, pour qu’il vit, dans la tentative qu’ils voulaient faire de le délivrer, autre chose qu’une témérité dont il deviendrait la victime ; et mes relations personnelles avec le roi Ferdinand m’ont autorisé à croire que ses refus ne provenaient que d’une noble confiance dans la fidélité de ses sujets, au courage et à l’amour desquels il voulait devoir sa délivrance. Cette dernière observation, malgré la différence des temps, vous présentent bien des rapprochements à faire.

Enviado por Enrique Ibañes