Ce n’est pas à moi que la fuite du premier fonctionnaire public devait paraître un événement désastreux. Ce jour pouvait être le plus beau de la révolution ; il peut le devenir encore, et le gain de quarante millions d’entretien que coûtait l’individu royal serait le moindre des bienfaits de cette journée.
Mais, pour cela, il faudrait prendre d’autres mesures que celles qui ont été adoptées par l’Assemblée nationale, et je saisis un moment où la séance est levée pour vous parler de ces mesures qu’il me semble qu’il eût fallu prendre, et qu’il ne m’a pas été permis de proposer.
Le roi a saisi, pour déserter son poste, le moment où l’ouverture des assemblées primaires allait réveiller toutes les ambitions, toutes les espérances, tous les partis, et armer une moitié de la nation contre l’autre, par l’application du décret du marc d’argent. et par les distinctions ridicules établies entre les citoyens entiers, les demi-citoyens et les quarterons.
Il a choisi le moment où la première législature, à la fin de ses travaux, dont une partie est improuvée par l’opinion, voit, de cet Å“il dont on regarde un héritier, s’approcher la législature qui va la chasser et exercer le veto national en cassant une partie de ses actes, Il a choisi le moment où des prêtres traîtres ont, par des mandements et des bulles, mûri le fanatisme et soulevé contre la Constitution tout ce que la philosophie a laissé d’idiots dans les quatre-vingt trois départements.
Il a attendu le moment où l’empereur et le roi de Suède seraient arrivés à Bruxelles pour le recevoir, et où la France serait couverte de moissons ; de sorte qu’avec une bande très peu considérable de brigands on pût, la torche à la main, affamer la nation.
Mais ce ne sont point ces circonstances qui m’effraient. Que toute l’Europe se ligue contre nous, et l’Europe sera vaincue.
Ce qui m’épouvante, moi, Messieurs, c’est cela même qui me paraît rassurer tout le monde. Ici j’ai besoin qu’on m’entende jusqu’au bout. Ce qui m’épouvante, encore une fois, c’est précisément cela même qui paraît rassurer tous les autres : c’est que, depuis ce matin, tous nos ennemis parlent le même langage que nous.
Tout le monde est réuni ; tous ont le même visage, et pourtant il est clair qu’un roi qui avait quarante millions de rente, qui disposait encore de toutes les places, qui avait encore la plus belle couronne de l’univers et la mieux affermie sur sa tête, n’a pu renoncer à tant d’avantages sans être sûr de les recouvrer.
Or, ce ne peut pas être sur l’appui de Léopold et du roi de Suède, et sur l’armée d’outre-Rhin qu’il fonde ses espérances : que tous les brigands d’Europe se liguent, et encore une fois ils seront vaincus. C’est donc au milieu de nous, c’est dans cette capitale que le roi fugitif a laissé les appuis sur lesquels il compte pour sa rentrée triomphante ; autrement sa fuite serait trop insensée.
Vous savez que trois millions d’hommes armés pour la liberté seraient invincibles : il a donc un parti puissant et de grandes intelligences au milieu de nous, et cependant regardez autour de vous, et partagez mon effroi en considérant que tous ont le même masque de patriotisme.
Ce ne sont point des conjectures que je hasarde, ce sont des faits dont je suis certain : je vais tout vous révéler, et je défie ceux qui parleront après moi de me répondre.
Vous connaissez le mémoire que Louis XVI a laissé en partant ; vous avez pris garde comment il marque dans la Constitution les choses qui le blessent, et celles qui ont le bonheur de lui plaire. Lisez cette protestation du roi, et vous y saisirez tout le complot.
Le roi va reparaître sur les frontières, aidé de Léopold, du roi de Suède, de d’Artois, de Condé, de tous les fugitifs et de tous les brigands dont la cause commune des rois aura grossi son armée : on grossira encore à ses yeux les forces de cette armée.
Il paraîtra un manifeste paternel, tel que celui de l’empereur quand il a reconquis le Brabant. Le roi y dira encore, comme il a dit cent fois : » Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. » Non seulement on y vantera les douceurs de la paix, mais celles même de la liberté.
On proposera une transaction avec les émigrants, paix éternelle, amnistie, fraternité. En même temps les chefs, dans la capitale, et dans les départements, avec lesquels ce projet est concerté, peindront de leur côté les horreurs de la guerre civile. Pourquoi s’entr’égorger entre frères qui veulent être tous libres ? Car Bender et Condé se diront plus patriotes que nous. Si, lorsque vous n’aviez point de moissons à préserver de l’incendie, ni d’armée ennemie sur vos frontières, le Comité de constitution vous a fait tolérer tant de décrets nationicides, balancerez-vous à céder aux insinuations de vos chefs, lorsqu’on ne vous demandera que des sacrifices d’abord très légers, pour amener une réconciliation générale ?
Je connais bien le caractère de la nation : des chefs qui ont pu vous faire voter des remerciements à Bouillé pour la Saint-Barthélemy des patriotes de Nancy auront-ils de la peine à amener à une transaction, à un moyen terme, un peuple lassé, et qu’on a pris grand soin jusqu’ici de sevrer des douceurs de la liberté, pendant qu’on affectait d’en appesantir sur lui toutes les charges, et de lui faire sentir toutes les privations qu’impose le soin de la conserver ?
Et voyez comme tout se combine pour exécuter ce plan, et comme l’Assemblée nationale elle-même marche vers ce but avec un concert merveilleux.
Louis XVI écrit à l’Assemblée nationale de sa main ; il signe qu’il prend la fuite, et l’Assemblée, par un mensonge bien lâche, puisqu’elle pouvait appeler les choses par leur nom au milieu de trois millions de baïonnettes ; bien grossier, puisque le roi avait l’impudence d’écrire lui-même : on ne m’enlève pas, je pars pour revenir vous subjuguer ; bien perfide puisque ce mensonge tendait à conserver au ci-devant roi sa qualité et le droit de venir nous dicter, les armes à la main, les décrets qui lui plairont : l’Assemblée nationale, dis-je, aujourd’hui dans vingt décrets, a affecté d’appeler la fuite du roi un enlèvement. On devine dans quelle vue.
Voulez-vous d’autres preuves que l’Assemblée nationale trahit les intérêts de la nation ? Quelles mesures a-t-elle prises ce matin ? Voici les principales :
Le ministre de la Guerre continuera de vaquer aux affaires de son département, sous la surveillance du Comité diplomatique, de même les autres ministres.
Or, quel est le ministre de la Guerre ? C’est un homme que je n’ai cessé de vous dénoncer, qui a constamment suivi les errements de ses prédécesseurs, persécutant tous les soldats patriotes, fauteur de tous les officiers aristocrates. Qu’est-ce que le Comité militaire chargé de le surveiller ? C’est un comité tout composé de colonels aristocrates déguisés, et nos ennemis les plus dangereux. Je n’ai besoin que de leurs oeuvres pour les démasquer. C’est du Comité militaire que sont partis dans ces derniers temps les décrets les plus funestes à la liberté.
Et le ministre des Affaires étrangères, quel est-il? C’est un Montmorin, qui, il y a un mois, il y a quinze jours, vous répondait, se faisait caution que le roi adorait la Constitution. C’est à ce traître que vous abandonnez les relations extérieures! Sous la surveillance de qui ? Du Comité diplomatique, de ce Comité où règne un André, et dont un de ses membres me disait qu’un homme de bien, qu’un homme qui n’était pas un traître à sa patrie, ne pouvait pas y mettre le pied. Je ne pousserai pas plus loin cette revue. Lessart n’a pas plus ma confiance que Necker, qui lui a laissé son manteau.
Citoyens, viens-je de vous montrer assez la profondeur de l’abîme qui va engloutir notre liberté ?
Voyez-vous assez clairement la coalition des ministres du roi, dont je ne croirai jamais que quelques-uns, sinon tous, n’aient pas su sa fuite ? Voyez-vous assez clairement la coalition de vos chefs civils et militaires? Elle est telle que je ne puis pas ne pas croire qu’ils n’aient favorisé cette évasion dont ils avouent avoir été si bien avertis, Voyez-vous cette coalition avec vos Comités, avec l’Assemblée nationale ?
Et comme si cette coalition n’était pas assez forte, je sais que tout à l’heure on va vous proposer à vous-mêmes une réunion avec tous nos ennemis les plus connus : dans un moment, tout 89, le maire, le général, les ministres, dit-on, vont arriver ici ! Comment pourrions-nous échapper ? Antoine commande les légions qui vont venger César ! Et c’est Octave qui commande les légions de la république.
On nous parle de réunion, de nécessité de se serrer autour des mêmes hommes. Mais quand Antoine fut venu camper à côté de Lépidus, et parla aussi de se réunir, il n’y eut bientôt plus que le camp d’Antoine. et il ne resta plus à Brutus et à Cassius qu’à se donner la mort.
Ce que je viens de dire, je jure que c’est dans tous les points l’exacte vérité. Vous pensez bien qu’on ne l’eût pas entendue dans l’Assemblée nationale. Ici même, parmi vous, je sens que ces vérités ne sauveront point la nation, sans un miracle de la Providence, qui daigne veiller mieux que vos chefs sur les gages de la liberté.
Mais j’ai voulu du moins déposer dans votre procès-verbal un monument de tout ce qui va arriver. Du moins, je vous aurai tout prédit : je vous aurai tracé la marche de vos ennemis, et on n’aura rien à me reprocher.
Je sais que par une dénonciation, pour moi dangereuse à faire, mais non dangereuse pour la chose publique ; je sais qu’en accusant, dis-je, ainsi la presque universalité de mes collègues, les membres de l’assemblée, d’être contre-révolutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d’autres par ressentiment, par un orgueil blessé, d’autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu’ils sont corrompus, je soulève contre moi tous les amours-propres, j’aiguise mille poignards, et je me dévoue à toutes les haines.
Je sais le sort qu’on me garde ; mais si, dans les commencements de la révolution et lorsque j’étais à peine aperçu dans l’Assemblée nationale, si, lorsque je n’étais vu que de ma conscience, j’ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie, aujourd’hui que les suffrages de mes concitoyens, qu’une bienveillance universelle, que trop d’indulgence, de reconnaissance, d’attachement m’ont bien payé de ce sacrifice, je recevrai presque comme un bienfait une mort qui m’empêchera d’être témoin des maux que je vois inévitables.
Je viens de faire le procès à l’assemblée nationale, je lui défie de faire le mien.