Chacun de vous sent, Messieurs, combien il serait facile aujourd’hui d’essayer, par un discours véhément, de nous porter à des résolutions extrêmes ; vos droits sont si évidents, vos réclamations si simples, et les procédés des deux ordres si manifestement irréguliers, leurs principes tellement insoutenables, que le parallèle en serait au-dessous de l’attente publique. Que dans les circonstances où le Roi lui-même a senti qu’il fallait donner à la France une manière fixe d’être gouvernée, c’est-à-dire une Constitution, on oppose à ses volontés et aux vÅ“ux de son peuple les vieux préjugés, les gothiques oppressions des siècles barbares ; qu’à la fin du XVIIIe siècle une foule de citoyens dévoile et suive le projet de nous y replonger, réclame le droit d’arrêter tout, quand tout doit marcher ; c’est-à-dire de gouverner tout à sa guise, et qualifie cette prétention vraiment délirante de propriétés ; que quelques personnes, quelques gens des trois États, parce que, dans l’idiome moderne, on les a appelés des ordres, opposent sans pudeur la magie de ce mot vide de sens à l’intérêt général, sans daigner dissimuler que leurs intérêts privés sont en contradiction ouverte avec cet intérêt général ; qu’ils veulent ramener le peuple de France à ces formes qui classaient la Nation en deux espèces d’hommes, des oppresseurs et des opprimés ; qu’ils s’efforcent de perpétuer une prétendue Constitution où un seul mot prononcé par 151 individus pourrait arrêter le Roi et 25 millions d’hommes ; une Constitution où deux ordres qui ne sont ni le peuple, ni le prince, se serviront du second pour pressurer le premier, du premier pour effrayer le second, et des circonstances pour réduire tout ce qui n’est pas eux à la nullité ; qu’enfin, tandis que vous n’attestez que les principes et l’intérêt de tous, plutôt que ne pas river sur nous les fers de l’aristocratie, ils invoquent hautement le despotisme ministériel, sûrs qu’ils se croient de le faire dégénérer toujours par leurs cabales en une anarchie ministérielle ; c’est le comble sans doute de la déraison orgueilleuse. Et je n’ai pas besoin de colorer cette faible esquisse pour démontrer que la division des ordres, que le veto des ordres, que l’opinion et la délibération par ordre seraient une invention vraiment sublime pour fixer constitutionnellement l’égoïsme dans le sacerdoce, l’orgueil dans le patriciat, la bassesse dans le peuple, la division entre tous les intérêts, la corruption dans toutes les classes dont se compose la grande famille, la cupidité dans toutes les âmes, l’insignifiance de la Nation, la tutelle du prince, le despotisme des ministres […].
D’ailleurs, ce titre de représentants connus et vérifiés est-il bien intelligible ? Frappera-t-il vos commettants, qui ne connaissent que les états généraux ? – Les réticences qu’il est destiné à couvrir conviennent-elles à votre dignité ? – La motion de M. l’abbé Sieyès vous donne-t-elle des racines assez profondes ? – N’est-elle pas évidemment une détermination première, laquelle a des conséquences qui doivent être développées ?
Doit-on vous lancer dans la carrière, sans vous montrer le but auquel on se propose de vous conduire ? Pouvez-vous, sans une précipitation indigne de votre prudence, et vraiment périlleuse dans les circonstances, ne pas avoir un plan arrêté d’opérations successives, qui fait le garant de votre sagesse et le mobile de vos forces ?
Le titre de députés connus et vérifiés de la Nation française ne convient, ni à votre dignité, ni à la suite de vos opérations, puisque la réunion que vous voulez espérer et faciliter dans tous les temps vous forcerait à le changer. Ne prenez pas un titre qui effraye. Cherchez-en un qu’on ne puisse vous contester, qui plus doux, et non moins imposant dans sa plénitude, convienne à tous les temps, soit susceptible de tous les développements que vous permettent les événements, et puisse, au besoin, servir de lance comme d’aide aux droits et aux principes nationaux. Telle est, à mon sens, la formule suivante : représentants du peuple français. Qui peut vous disputer ce titre ? Que ne deviendra-t-il pas quand vos principes seront connus, quand vous aurez proposé de bonnes lois, quand vous aurez conquis la confiance politique ! – Que feront les deux autres alors ? – Adhéreront-ils ? Il le faudra bien ; et s’ils en reconnaissent la nécessité, que leur en coûtera-t-il de plus pour adhérer dans une forme régulière ? – Refuseront-ils d’adhérer ? Nous prononcerons contre eux, quand tout le monde pourra juger entre nous.
Mais ce n’est point assez de constituer notre Assemblée, de lui donner un titre, le seul qui lui convienne, tant que les deux autres ordres ne se réuniront pas à nous en états généraux. Il faut établir nos principes : ces principes sages et lumineux, qui jusqu’à présent nous ont dirigés. Il faut montrer que ce n’est pas à nous, mais aux deux ordres, qu’on doit attribuer cette non-réunion des trois États que Sa Majesté a convoqués en une seule Assemblée.
Il faut montrer pourquoi et comment nous allons entrer en activité ; pourquoi et comment nous soutenons que les deux ordres ne peuvent s’y mettre eux-mêmes en se séparant de nous. Il faut montrer qu’ils n’ont aucun veto, aucun droit de prendre des résolutions séparées des nôtres. Il faut annoncer nos intentions et nos vues ; il faut assurer, par une démarche également sage, légale et graduée, la solidité de nos mesures, maintenir les ressources du gouvernement, tant qu’on les fera servir au bien national, et présenter aux créanciers de l’État l’espoir de cette sécurité qu’ils désirent, que l’honneur national exige que nous leur offrions ; mais toujours en la faisant dépendre du succès de cette régénération nationale, qui est le grand et le premier objet de notre convocation et de nos vÅ“ux […].