L’ouverture de cette conférence se place sous le signe d’une contradiction : contradiction entre une situation et une intention.
Ouvrons les yeux : l’univers économique d’aujourd’hui est marqué par le dérèglement du système monétaire, l’incertitude des taux de change, une compétition suraiguë pour la disposition de produits de base, et des signes visibles, ici et là, de retour au protectionnisme. Et cette situation succède à une période de vingt années qui a permis la libération presque complète des échanges réalisée dans la sécurité monétaire. C’est le moment que choisissent quatre-vingts nations pour chercher les moyens de progresser ensemble dans la voie de la libéralisation.
Contradiction entre une situation et une intention. Mais aussi et surtout, affirmation, je le crois, d’une volonté commune, à dimension mondiale, de rester fidèle aux principes qui ont assuré une expansion prodigieuse du commerce international, et de déblayer les obstacles, présents et futurs, qui encombrent sa voie.
Quelle est, vis-à-vis de cette négociation, notre proposition? La France est favorable à l’ouverture de cette négociation et estime qu’un accord n’est concevable que s’il est juste dans son contenu, réaliste dans ses modalités et mesurable dans ses résultats. La France est favorable à un nouveau développement des échanges internationaux. Il n’en a pas toujours été ainsi. Notre pays a longtemps cherché sa sécurité dans le repliement économique. Il poursuit aujourd’hui, par un choix définitif, son progrès dans l’ouverture extérieure, et se classe, depuis l’an dernier, au quatrième rang dans le monde par l’importance de ses échanges.
C’est ce qui justifie l’orientation que nous avons adoptée en devenant membre de la Communauté économique européenne. Fondée sur un objectif de libéralisation, la création de la Communauté économique européenne s’est traduite par une expansion économique et une diminution des barrières commerciales de chacun des Etats membres, dont bénéficient tous leurs partenaires.
S’il est incontestable que les échanges intra-communautaires se sont accrus rapidement, et c’est bien normal, il demeure que la croissance économique accélérée des Six, puis celle des Neuf, a entraîné une hausse considérable de la demande globale, qui s’est répercutée sur les importations en provenance de pays tiers, ainsi, les ventes des Etats-Unis à la CEE se sont accrues de 143%, alors que leurs exportations globales ont progressé de 115% entre 1960 et 1971. De même, la progression moyenne annuelle des exportations japonaises atteint 22% pour ce qui est des seules ventes à la CEE, alors qu’au cours de la même période, elle s’établissait à 17% dans l’ensemble du monde.
Les effets positifs de la CEE sur le commerce mondial apparaissent également quand on constate que la part des échanges extérieurs des pays de la CEE, dans le commerce mondial, est passée de 23% en 1960 à 28% en 1970, pour les exportations, et de 22% à 27% pour les importations, et la Communauté européenne dans ses relations avec les pays tiers est, de loin, le premier exportateur et le premier importateur du monde.
Enfin, la CEE a participé aux négociations organisées depuis dix ans dans le cadre du GATT, et elle applique aujourd’hui un tarif douanier plus bas que celui de toutes les grandes puissances commerciales qui lui sont comparables.
La France estime que la négociation qui va s’ouvrir doit être conduite dans un double esprit de justice, une justice fondée sur l’égalité entre les pays industrialisés et l’équité vis-à-vis des pays en voie de développement.
Entre pays industrialisés, il convient de rechercher une réduction soigneusement équilibrée des protections. Cette approche est la seule qui ait des chances de conduire la négociation au succès. Elle implique la réciprocité des concessions et l’égalité des avantages.
En revanche, je souhaite que, plus encore que dans les précédentes négociations, un traitement particulier soit consenti aux pays en voie de développement, afin d’opérer un transfert de ressources substantiel en leur faveur, par la voie de concessions commerciales. La nécessité de tenir compte des intérêts des pays en voie de développement pourra nous conduire, dans les négociations commerciales, à apporter des exceptions, au bénéfice de ces pays, au principe de réciprocité, et à créer, en leur faveur, ce que j’appellerais « une justice déséquilibrée ». Dans les différents domaines des négociations, et spécialement pour ce qui touche aux produits agricoles et aux matières premières, les intérêts à l’exportation des pays en voie de développement devront être pris en compte pour leur réserver une moindre part des charges, et une plus grande part des avantages des solutions qui seront adoptées.
En second lieu, je rappellerai l’engagement pris par la CEE d’améliorer son système de préférences généralisées. Cet objectif pourra être atteint par le relèvement des plafonds, l’inclusion d’un plus grand nombre de produits agricoles transformés dans la liste des préférences et par l’augmentation de la marge préférentielle. La France s’attend à ce qu’un système comparable soit mis en place par l’ensemble des autres pays industrialisés et notamment, les Etats-Unis.
J’insisterai, pour terminer, sur le fait que l’effort qui devra être fait en faveur de l’ensemble des pays en voie de développement ne devra pas altérer les avantages dont bénéficient ceux de ces pays qui entretiennent avec la CEE des relations particulières.
La France considère que cette négociation ne peut aboutir que si elle est réaliste dans ses modalités, c’est-à-dire si elle utilise une approche adaptée, dans chaque cas, aux problèmes spécifiques existants.
En matière tarifaire, des résultats très importants ont déjà été obtenus au cours des précédentes négociations multilatérales : à la suite de celles achevées en 1967, les droits de douane ont été réduits en moyenne de 36% et, aujourd’hui, les tarifs des grands pays industriels comportent des droits le plus souvent inférieurs à 10%. Il existe, cependant, des différences importantes dans le niveau et surtout la structure des tarifs qui justifient que la réduction des droits de douane soit opérée selon une technique visant à l’harmonisation des protections tarifaires et, en particulier, à l’élimination des droits les plus élevés.
En ce qui concerne les obstacles non tarifaires, pour éviter la dispersion et l’enlisement, il faut concentrer nos efforts sur ceux des obstacles qui sont le plus directement liés au commerce, afin de les supprimer ou au moins de les aménager.
En matière agricole, une juste appréciation des situations commande, non de remettre en cause les mécanismes de soutien aux revenus des agriculteurs, qui sont une nécessité générale et une réalité universelle, mais de remédier aux mouvements erratiques des marchés, dont souffrent aujourd’hui les pays importateurs, parmi lesquels la grande majorité des pays en voie de développement et cela sans grand bénéfice pour les pays exportateurs. A cette fin, comme la France l’a préconisé dans le passé, la meilleure solution me paraît être, aujourd’hui plus que jamais, la négociation d’arrangements mondiaux adaptés à l’économie de chaque produit et comportant des mécanismes de prix cohérents, la constitution de stocks régulateurs et une aide alimentaire aux plus défavorisés des pays en voie de développement.
Il faut, enfin, s’accorder sur une définition claire du champ couvert par nos négociations et réaffirmer notre confiance dans le cadre où elles s’inscrivent : nous devons nous en tenir aux questions proprement commerciales et ne pas chercher à bouleverser l’accord général sur les tarifs et le commerce, qui a fait ses preuves.
La France, enfin, ne peut s’engager dans la négociation que si elle est à même d’en mesurer la portée et les résultats. Avant toute discussion approfondie, il convient, d’abord, que les parties en présence aient pris les dispositions juridiques et pratiques qui leur permettront de prendre des engagements de même portée. A cette fin, la Communauté européenne, qui a défini sa conception d’ensemble de la négociation, devra donner un mandat précis à la Commission. De même, il est nécessaire, avant que des discussions concrètes puissent commencer, que le projet de loi sur la réforme du commerce ait été voté par le Congrès des Etats-Unis.
Surtout, faute d’une suffisante stabilité monétaire, les résultats de nos accords ne seraient pas vraiment mesurables ou encore pourraient, à tout instant, être remis en cause par des changements chaotiques des parités de change. Certes, l’état des relations monétaires internationales est aujourd’hui meilleur qu’il y a quelques mois. Il s’en faut qu’il soit redevenu normal. Des écarts appréciables subsistent encore entre les cours des principales devises sur les marchés et les parités de change que nous avons, je le rappelle, arrêtées en commun. C’est pourquoi, sans poser de préalable monétaire à l’ouverture des négociations, la France considère que leur poursuite et leur aboutissement doivent être soumis à deux conditions. La première est une volonté commune des participants de maintenir les fluctuations monétaires dans des marges précises et de défendre la grille des parités établie en commun. La seconde, est que le progrès des négociations commerciales aille de pair avec celui des négociations engagées ailleurs pour l’établissement d’un nouvel ordre monétaire, durable et équitable, fondé sur des parités fixes mais ajustables, et sur la convertibilité générale des monnaies. Notre position doit être connue sans équivoque sur ce point.
J’en viens au calendrier de nos travaux. La nécessité de définir exactement le pouvoir de négociation de la Commission européenne et celui des Etats-Unis d’Amérique, signifie que la négociation proprement dite, et sauf accident monétaire, pourra débuter dans les premiers mois de 1974. Ainsi l’année 1973, marquée par la Conférence de Tokyo, sera celle de la confrontation des esprits. Les années 1974 et 1975 seront celles des discussions des techniciens. Et l’année 1976, je l’espère, celle de l’accord des hommes d’Etat. C’est dire que les cerisiers du Japon auront eu le temps de refleurir deux fois.
C’est pour moi l’occasion, Monsieur le président, de vous remercier de l’hospitalité de votre pays et de vous-même. Notre réunion solennelle à Tokyo est l’illustration de l’ouverture croissante de votre pays au commerce international, et des responsabilités accrues qu’il exerce dans la politique mondiale, ce qui ne peut surprendre aucun de ceux qui connaissent l’ancienneté de son histoire et la vigueur de son développement. Puis-je vous demander, Monsieur le président, de transmettre au peuple japonais, dont la vertigineuse activité se développe autour de nous et dont la courtoisie raffinée nous accueille, l’amitié et la considération du peuple français.