Monsieur le Président,
Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant
accueil que vous m’avez fait un jour, d’avoir le souci de
votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si
heureuse jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la
plus ineffaçable des tâches?
Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous
avez conquis les coeurs. Vous apparaissez rayonnant dans
l’apothéose de cette fête patriotique que l’alliance russe a
été pour la France, et vous vous préparez à présider au
solennel triomphe de notre Exposition Universelle, qui
couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de
liberté. Mais quelle tâche de boue sur votre nom – j’allais
dire sur votre règne – que cette abominable affaire
Dreyfus! Un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser
acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à
toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cette
souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence
qu’un tel crime social a pu être commis.
Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai,
car j’ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie,
ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de
parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient
hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans
la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas
commis.
Et c’est à vous, monsieur le Président, que je la crierai,
cette vérité, de toute la force de ma révolte d’honnête
homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous
l’ignorez. Et à qui donc dénoncerai-je la tourbe
malfaisante des vrais coupables, si ce n’est à vous, le
premier magistrat du pays?
La vérité d’abord sur le procès et sur la condamnation de
Dreyfus.
Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c’est le
lieutenant-colonel du Paty de Clam, alors simple
commandant. Il est l’affaire Dreyfus tout entière; on ne la
connaîtra que lorsqu’une enquête loyale aura établi
nettement ses actes et ses responsabilités. Il apparaît
comme l’esprit le plus fumeux, le plus compliqué, hanté
d’intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des
romans-feuilletons, les papiers volés, les lettres anonymes,
les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes
mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves
accablantes. C’est lui qui imagina de dicter le bordereau
à Dreyfus; c’est lui qui rêva de l’étudier dans une pièce
entièrement revêtue de glaces; c’est lui que le
commandant Forzinetti nous représente armé d’une
lanterne sourde, voulant se faire introduire près de
l’accusé endormi, pour projeter sur son visage un brusque
flot de lumière et surprendre ainsi son crime, dans l’émoi
du réveil. Et je n’ai pas à tout dire, qu’on cherche, on
trouvera. Je déclare simplement que le commandant du
Paty de Clam, chargé d’instruire l’affaire Dreyfus, comme
officier judiciaire, est, dans l’ordre des dates et des
responsabilités, le premier coupable de l’effroyable erreur
judiciaire qui a été commise.
Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les
mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des
renseignements, mort depuis de paralysie générale. Des
«fuites» avaient lieu, des papiers disparaissaient, comme
il en disparaît aujourd’hui encore; et l’auteur du bordereau
était recherché, lorsqu’un a priori se fit peu à peu que cet
auteur ne pouvait être qu’un officier de l’état-major, et un
officier d’artillerie: double erreur manifeste, qui montre
avec quel esprit superficiel on avait étudié ce bordereau,
car un examen raisonné démontre qu’il ne pouvait s’agir
que d’un officier de troupe.
On cherchait donc dans la maison, on examinait les
écritures, c’était comme une affaire de famille, un traître
à surprendre dans les bureaux mêmes, pour l’en expulser.
Et, sans que je veuille refaire ici une histoire connue en
partie, le commandant du Paty de Clam entre en scène,
dès qu’un premier soupçon tombe sur Dreyfus. A partir de
ce moment, c’est lui qui a inventé Dreyfus, l’affaire
devient son affaire, il se fait fort de confondre le traître, de
l’amener à des aveux complets. Il y a bien le ministre de la
Guerre, le général Mercier, dont l’intelligence semble
médiocre; il y a bien le chef de l’état-major, le général de
Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa passion cléricale, et
le sous-chef de l’état- major, le général Gonse, dont la
conscience a pu s’accommoder de beaucoup de choses.
Mais, au fond, il n’y a d’abord que le commandant du Paty
de Clam, qui les mène tous, qui les hypnotise, car il
s’occupe aussi de spiritisme, d’occultisme, il converse
avec les esprits. On ne saurait concevoir les expériences
auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pièges
dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquêtes
folles, les imaginations monstrueuses, toute une démence
torturante.
Ah! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui
la connaît dans ses détails vrais! Le commandant du Paty
de Clam arrête Dreyfus, le met au secret. Il court chez
madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son
mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux
s’arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l’instruction
a été faite ainsi, comme dans une chronique du XVe
siècle, au milieu du mystère, avec une complication
d’expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge
enfantine, ce bordereau imbécile, qui n’était pas seulement
une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente
des escroqueries, car les fameux secrets livrés se
trouvaient presque tous sans valeur. Si j’insiste, c’est que
l’oeuf est ici, d’où va sortir plus tard le vrai crime,
l’épouvantable déni de justice dont la France est malade.
Je voudrais faire toucher du doigt comment l’erreur
judiciaire a pu être possible, comment elle est née des
machinations du commandant du Paty de Clam, comment
le général Mercier, les généraux de Boisdeffre et Gonse
ont pu s’y laisser prendre, engager peu à peu leur
responsabilité dans cette erreur, qu’ils ont cru devoir, plus
tard, imposer comme la vérité sainte, une vérité qui ne se
discute même pas. Au début, il n’y a donc, de leur part,
que de l’incurie et de l’inintelligence. Tout au plus, les
sent-on céder aux passions religieuses du milieu et aux
préjugés de l’esprit de corps. Ils ont laissé faire la sottise.
Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis
clos le plus absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la
frontière à l’ennemi pour conduire l’empereur allemand
jusqu’à Notre-Dame, qu’on ne prendrait pas des mesures
de silence et de mystère plus étroites. La nation est
frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces
trahisons monstrueuses qui indignent l’Histoire; et
naturellement la nation s’incline. Il n’y a pas de châtiment
assez sévère, elle applaudira à la dégradation publique,
elle voudra que le coupable reste sur son rocher d’infamie,
dévoré par le remords. Est-ce donc vrai, les choses
indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre
l’Europe en flammes, qu’on a dû enterrer soigneusement
derrière ce huis clos? Non! il n’y a eu, derrière, que les
imaginations romanesques et démentes du commandant
du Paty de Clam. Tout cela n’a été fait que pour cacher le
plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour
s’en assurer, d’étudier attentivement l’acte d’accusation, lu
devant le conseil de guerre.
Ah! le néant de cet acte d’accusation! Qu’un homme ait pu
être condamné sur cet acte, c’est un prodige d’iniquité. Je
défie les honnêtes gens de le lire, sans que leur coeurs
bondisse d’indignation et crie leur révolte, en pensant à
l’expiation démesurée, là-bas, à l’île du Diable. Dreyfus
sait plusieurs langues, crime; on n’a trouvé chez lui aucun
papier compromettant, crime; il va parfois dans son pays
d’origine, crime; il est laborieux, il a le souci de tout
savoir, crime; il ne se trouble pas, crime; il se trouble,
crime. Et les naïvetés de rédaction, les formelles
assertions dans le vide! On nous avait parlé de quatorze
chefs d’accusation: nous n’en trouvons qu’une seule en fin
de compte, celle du bordereau; et nous apprenons même
que les experts n’étaient pas d’accord, qu’un d’eux, M.
Gobert, a été bousculé militairement, parce qu’il se
permettait de ne pas conclure dans le sens désiré. On
parlait aussi de vingt-trois officiers qui étaient venus
accabler Dreyfus de leurs témoignages. Nous ignorons
encore leurs interrogatoires, mais il est certain que tous ne
l’avaient pas chargé; et il est à remarquer, en outre, que
tous appartenaient aux bureaux de la guerre. C’est un
procès de famille, on est là entre soi, et il faut s’en
souvenir: l’état-major a voulu le procès, l’a jugé, et il vient
de le juger une seconde fois.
Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts
ne s’étaient pas entendus. On raconte que, dans la
chambre du conseil, les juges allaient naturellement
acquitter. Et, dès lors, comme l’on comprend l’obstination
désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation,
on affirme aujourd’hui l’existence d’une pièce secrète,
accablante, la pièce qu’on ne peut montrer, qui légitime
tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon
Dieu invisible et inconnaissable! Je la nie, cette pièce, je
la nie de toute ma puissance! Une pièce ridicule, oui,
peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et
où il est parlé d’un certain D… qui devient trop exigeant:
quelque mari sans doute trouvant qu’on ne lui payait pas
sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la
défense nationale, qu’on ne saurait produire sans que la
guerre fût déclarée demain, non, non! C’est un mensonge!
et cela est d’autant plus odieux et cynique qu’ils mentent
impunément sans qu’on puisse les en convaincre. Ils
ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime
émotion, ils ferment les bouches en troublant les coeurs,
en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus
grand crime civique.
Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent
comment une erreur judiciaire a pu être commise; et les
preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus,
l’absence de motifs, son continuel cri d’innocence,
achèvent de le montrer comme une victime des
extraordinaires imaginations du commandant du Paty de
Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse aux
«sales juifs», qui déshonore notre époque.
Et nous arrivons à l’affaire Esterhazy. Trois ans se sont
passés, beaucoup de consciences restent troublées
profondément, s’inquiètent, cherchent, finissent par se
convaincre de l’innocence de Dreyfus.
Je ne ferai pas l’historique des doutes, puis de la
conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu’il
fouillait de son côté, il se passait des faits graves à l’étatmajor
même. Le colonel Sandherr était mort, et le
lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef
du bureau des renseignements. Et c’est à ce titre, dans
l’exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre
les mains une lettre-télégramme, adressée au commandant
Esterhazy, par un agent d’une puissance étrangère. Son
devoir strict était d’ouvrir une enquête. La certitude est
qu’il n’a jamais agi en dehors de la volonté de ses
supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs
hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de
Boisdeffre, puis le général Billot, qui avait succédé au
général Mercier comme ministre de la Guerre. Le fameux
dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n’a jamais été que
le dossier Billot, j’entends le dossier fait par un
subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister
encore au ministère de la Guerre. Les recherches durèrent
de mai à septembre 1896, et ce qu’il faut affirmer bien
haut, c’est que le général Gonse était convaincu de la
culpabilité d’Esterhazy, c’est que le général de Boisdeffre
et le général Billot ne mettaient pas en doute que le
bordereau ne fût de l’écriture d’Esterhazy. L’enquête du
lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette
constatation certaine. Mais l’émoi était grand, car la
condamnation d’Esterhazy entraînait inévitablement la
révision du procès Dreyfus; et c’était ce que l’état-major
ne voulait à aucun prix.
Il dut y avoir là une minute psychologique pleine
d’angoisse. Remarquez que le général Billot n’était
compromis dans rien, il arrivait tout frais, il pouvait faire
la vérité. Il n’osa pas, dans la terreur sans doute de
l’opinion publique, certainement aussi dans la crainte de
livrer tout l’état- major, le général de Boisdeffre, le général
Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis, ce ne fut là
qu’une minute de combat entre sa conscience et ce qu’il
croyait être l’intérêt militaire. Quand cette minute fut
passée, il était déjà trop tard. Il s’était engagé, il était
compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n’a fait que
grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est
aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu’eux,
car il a été le maître de faire justice, et il n’a rien fait.
Comprenez-vous cela! Voici un an que le général Billot,
que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que
Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette
effroyable chose! Et ces gens-là dorment, et ils ont des
femmes et des enfants qu’ils aiment!
Le lieutenant-colonel Picquart avait rempli son devoir
d’honnête homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au
nom de la justice. Il les suppliait même, il leur disait
combien leurs délais étaient impolitiques, devant le
terrible orage qui s’amoncelait, qui devait éclater, lorsque
la vérité serait connue. Ce fut, plus tard, le langage que M.
Scheurer- Kestner tint également au général Billot,
l’adjurant par patriotisme de prendre en main l’affaire, de
ne pas la laisser s’aggraver, au point de devenir un
désastre public. Non! Le crime était commis, l’état-major
ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant-colonel
Picquart fut envoyé en mission, on l’éloigna de plus en
plus loin, jusqu’en Tunisie, où l’on voulut même un jour
honorer sa bravoure, en le chargeant d’une mission qui
l’aurait sûrement fait massacrer, dans les parages où le
marquis de Morès a trouvé la mort. Il n’était pas en
disgrâce, le général Gonse entretenait avec lui une
correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu’il
ne fait pas bon d’avoir surpris.
A Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l’on sait de
quelle façon l’orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus
dénonça le commandant Esterhazy comme le véritable
auteur du bordereau, au moment où M. Scheurer-Kestner
allait déposer, entre les mains du garde des Sceaux, une
demande en révision du procès. Et c’est ici que le
commandant Esterhazy paraît. Des témoignages le
montrent d’abord affolé, prêt au suicide ou à la fuite. Puis,
tout d’un coup, il paye d’audace, il étonne Paris par la
violence de son attitude. C’est que du secours lui était
venu, il avait reçu une lettre anonyme l’avertissant des
menées de ses ennemis, une dame mystérieuse s’était
même dérangée de nuit pour lui remettre une pièce volée
à l’état-major, qui devait le sauver. Et je ne puis
m’empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty
de Clam, en reconnaissant les expédients de son
imagination fertile. Son oeuvre, la culpabilité de Dreyfus,
était en péril, et il a voulu sûrement défendre son oeuvre.
La révision du procès, mais c’était l’écroulement du
roman- feuilleton si extravagant, si tragique, dont le
dénouement abominable a lieu à l’île du Diable! C’est ce
qu’il ne pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu
entre le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel
du Paty de Clam, l’un le visage découvert, l’autre masqué.
on les retrouvera prochainement tous deux devant la
justice civile. Au fond, c’est toujours l’état-major qui se
défend, qui ne veut pas avouer son crime, dont
l’abomination grandit d’heure en heure.
On s’est demandé avec stupeur quels étaient les
protecteurs du commandant Esterhazy. C’est d’abord, dans
l’ombre, le lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout
machiné, qui a tout conduit. Sa main se trahit aux moyens
saugrenus. Puis, c’est le général de Boisdeffre, c’est le
général Gonse, c’est le général Billot lui-même, qui sont
bien obligés de faire acquitter le commandant, puisqu’ils
ne peuvent laisser reconnaître l’innocence de Dreyfus,
sans que les bureaux de la guerre croulent dans le mépris
public. Et le beau résultat de cette situation prodigieuse
est que l’honnête homme, là- dedans, le lieutenant-colonel
Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime,
celui qu’on bafouera et qu’on punira. ^O justice, quelle
affreuse désespérance serre le coeur! On va jusqu’à dire
que c’est lui le faussaire, qu’il a fabriqué la cartetélégramme
pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu!
pourquoi? dans quel but? donnez un motif. Est-ce que
celui-là aussi est payé par les juifs? Le joli de l’histoire est
qu’il était justement antisémite. Oui! nous assistons à ce
spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de
crimes dont on proclame l’innocence, tandis qu’on frappe
l’honneur même, un homme à la vie sans tâche! Quand
une société en est là, elle tombe en décomposition.
Voilà donc, monsieur le Président, l’affaire Esterhazy: un
coupable qu’il s’agissait d’innocenter. Depuis bientôt deux
mois, nous pouvons suivre heure par heure la belle
besogne. J’abrège, car ce n’est ici, en gros, que le résumé
de l’histoire dont les brûlantes pages seront un jour écrites
tout au long. Et nous avons donc vu le général de Pellieux,
puis le commandant Ravary, conduire une enquête
scélérate d’où les coquins sortent transfigurés et les
honnêtes gens salis. Puis, on a convoqué le conseil de
guerre.
Comment a-t-on pu espérer qu’un conseil de guerre
déferait ce qu’un conseil de guerre avait fait?
Je ne parle même pas du choix toujours possible des
juges. L’idée supérieure de discipline, qui est dans le sang
de ces soldats, ne suffit-elle à infirmer leur pouvoir
d’équité? Qui dit discipline dit obéissance. Lorsque le
ministre de la Guerre, le grand chef, a établi
publiquement, aux acclamations de la représentation
nationale, l’autorité de la chose jugée, vous voulez qu’un
conseil de guerre lui donne un formel démenti?
Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot
a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils ont jugé
comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L’opinion
préconçue qu’ils ont apportée sur leur siège, est
évidemment celle-ci: «Dreyfus a été condamné pour crime
de trahison par un conseil de guerre, il est donc coupable;
et nous, conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer
innocent; or nous savons que reconnaître la culpabilité
d’Esterhazy, ce serait proclamer l’innocence de Dreyfus.»
Rien ne pouvait les faire sortir de là.
Ils ont rendu une sentence inique, qui à jamais pèsera sur
nos conseils de guerre, qui entachera désormais de
suspicion tous leurs arrêts. Le premier conseil de guerre a
pu être inintelligent, le second est forcément criminel. Son
excuse, je le répète, est que le chef suprême avait parlé,
déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et supérieure
aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire
le contraire. On nous parle de l’honneur de l’armée, on
veut que nous l’aimions, la respections. Ah! certes, oui,
l’armée qui se lèverait à la première menace, qui
défendrait la terre française, elle est tout le peuple, et nous
n’avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s’agit
pas d’elle, dont nous voulons justement la dignité, dans
notre besoin de justice. Il s’agit du sabre, le maître qu’on
nous donnera demain peut-être. Et baiser dévotement la
poignée du sabre, le dieu, non!
Je l’ai démontré d’autre part: l’affaire Dreyfus était l’affaire
des bureaux de la guerre, un officier de l’état- major,
dénoncé par ses camarades de l’état-major, condamné
sous la pression des chefs de l’état-major. Encore une fois,
il ne peut revenir innocent sans que tout l’état-major soit
coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens
imaginables, par des campagnes de presse, par des
communications, par des influences, n’ont-ils couvert
Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Quel
coup de balai le gouvernement républicain devrait donner
dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot
lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d’un
patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y
renouveler? Que de gens je connais qui, devant une guerre
possible, tremblent d’angoisse, en sachant dans quelles
mains est la défense nationale! Et quel nid de basses
intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu
cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie! On
s’épouvante devant le jour terrible que vient d’y jeter
l’affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d’un malheureux,
d’un «sale juif»! Ah! tout ce qui s’est agité là de démence
et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de
basse police, des moeurs d’inquisition et de tyrannie, le
bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur
la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de
justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison
d’État!
Et c’est un crime encore que de s’être appuyé sur la presse
immonde, que de s’être laissé défendre par toute la
fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui
triomphe insolemment, dans la défaite du droit et de la
simple probité. C’est un crime d’avoir accusé de troubler
la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des
nations libres et justes, lorsqu’on ourdit soi-même
l’impudent complot d’imposer l’erreur, devant le monde
entier. C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour
une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie
jusqu’à la faire délirer. C’est un crime d’empoisonner les
petits et les humbles, d’exaspérer les passions de réaction
et d’intolérance, en s’abritant derrière l’odieux
antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de
l’homme mourra, si elle n’en est pas guérie. C’est un crime
que d’exploiter le patriotisme pour des oeuvres de haine,
et c’est un crime, enfin, que de faire du sabre le dieu
moderne, lorsque toute la science humaine est au travail
pour l’oeuvre prochaine de vérité et de justice.
Cette vérité, cette justice, que nous avons si
passionnément voulues, quelle détresse à les voir ainsi
souffletées, plus méconnues et plus obscurcies! Je me
doute de l’écroulement qui doit avoir lieu dans l’âme de
M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu’il finira par
éprouver un remords, celui de n’avoir pas agi
révolutionnairement, le jour de l’interpellation au Sénat,
en lâchant tout le paquet, pour tout jeter à bas. Il a été le
grand honnête homme, l’homme de sa vie loyale, il a cru
que la vérité se suffisait à elle- même, surtout lorsqu’elle
lui apparaissait éclatante comme le plein jour. A quoi bon
tout bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire? Et
c’est de cette sérénité confiante dont il est si cruellement
puni. De même pour le lieutenant- colonel Picquart, qui,
par un sentiment de haute dignité, n’a pas voulu publier
les lettres du général Gonse. Ces scrupules l’honorent
d’autant plus que, pendant qu’il restait respectueux de la
discipline, ses supérieurs le faisaient couvrir de boue,
instruisaient eux-mêmes son procès, de la façon la plus
inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes,
deux braves gens, deux coeurs simples, qui ont laissé faire
Dieu, tandis que le diable agissait. Et l’on a même vu,
pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble:
un tribunal français, après avoir laissé le rapporteur
charger publiquement un témoin, l’accuser de toutes les
fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit
pour s’expliquer et se défendre. Je dis que ceci est un
crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience
universelle. Décidément, les tribunaux militaires se font
une singulière idée de la justice.
Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et
elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une
souillure. Je me doute bien que vous n’avez aucun pouvoir
en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la
Constitution et de votre entourage. Vous n’en avez pas
moins un devoir d’homme, auquel vous songerez, et que
vous remplirez. Ce n’est pas, d’ailleurs, que je désespère
le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une
certitude plus véhémente: la vérité est en marche et rien ne
l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seulement que l’affaire
commence, puisque aujourd’hui seulement les positions
sont nettes: d’une part, les coupables qui ne veulent pas
que la lumière se fasse; de l’autre, les justiciers qui
donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Je l’ai dit
ailleurs, et je le répète ici: quand on enferme la vérité sous
terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle
d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter
avec elle. on verra bien si l’on ne vient pas de préparer,
pour plus tard, le plus retentissant des désastres.
Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est
temps de conclure.
J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été
l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient,
je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son oeuvre
néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus
saugrenues et les plus coupables.
J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout
au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes
iniquités du siècle.
J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les
preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir
étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèsehumanité
et de lèse-justice, dans un but politique et pour
sauver l’état-major compromis.
J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de
s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute
par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de
corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte,
inattaquable.
J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary
d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une
enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous
avons, dans le rapport du second, un impérissable
monument de naïve audace.
J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs
Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports
mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical
ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du
jugement.
J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la
presse, particulièrement dans L’Éclair et dans L’Écho de
Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et
couvrir leur faute.
J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le
droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée
secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir
couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son
tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets
sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du
29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est
volontairement que je m’expose.
Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne
les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils
ne sont pour moi que des entités, des esprits de
malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est
qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la
vérité et de la justice.
Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de
l’humanité qui a tant souffert et q u a droit au bonheur.
Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme.
Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que
l’enquête ait lieu au grand jour!
J’attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon
profond respect.
J’accuse
—
en Discursos