Éloge funèbre de Benjamin Franklin

M. le comte de Mirabeau. M. le Président je demande la parole avant l’ordre du jour : je ne la tiendrai que pendant deux minutes.

(on demande encore l’ordre du jour.)

(M. de Mirabeau paraît à la tribune, au milieu des murmures tumultueux d’une partie de l’Assemblée.)

M. le comte de Mirabeau. Franklin est mort… (il se fait un profond silence.) Il est retourné au sein de la Divinité, le génie qui affranchit l’Amérique et versa sur l’Europe des torrents de lumières !

Le sage que deux mondes réclament, l’homme que se disputent l’histoire des sciences et l’histoire des empires, tenait sans doute un rang bien élevé de l’espèce humaine.

Assez longtemps les cabinets politiques ont notifié la mort de ceux qui ne furent grands que dans leur éloge funèbre ; assez longtemps l’étiquette des cours a proclamé des deuils hypocrites : les nations ne doivent porter que le deuil de leurs bienfaiteurs ; les représentants des nations ne doivent recommander à leurs hommages que les héros de l’humanité.

Le Congrès a ordonné, dans les quatorze États de la confédération, un deuil de deux mois pour la mort de Franklin, et l’Amérique acquitte en ce moment ce tribut de vénération et de reconnaissance pour l’un des pères de sa constitution.

Ne serait-il pas digne de vous, Messieurs de vous unir à l’Amérique dans cet acte religieux, de participer à cet hommage rendu à la face de l’univers, et aux droits de l’homme, et au philosophe qui a le plus contribué à en propager la conquête sur toute la terre ? L’antiquité eût élevé des autels au puissant génie qui, au profit des mortels, embrassant dans sa pensée le ciel et la terre, sut dompter la foudre et les tyrans. L’Europe, éclairée et libre, doit du moins un témoignage de souvenir et de regret à l’un des plus grands hommes qui aient jamais servi la philosophie et la liberté.

Je propose qu’il soit décrété que l’Assemblée nationale portera pendant trois jours le deuil de Benjamin Franklin.

(La partie gauche applaudit avec transport.)

MM. de La Rochefoucauld et de La Fayette se lèvent pour appuyer la proposition de M. de Mirabeau : tout le côté gauche se lève.

M. Moreau (de Tours). Je veux, non contredire la motion, mais la compléter.

M. Legrand. Je demande si M. Franklin est réellement mort, et si sa mort a été notifiée à l’Assemblée nationale par le Congrès ?

M. le comte de Mirabeau. MM. de La Rochefoucauld et de La Fayette, amis de ce grand homme, ont été instruits de sa mort. Cette triste nouvelle a été écrite à M. de La Rochefoucauld par M. Landowsne. Ainsi cette perte n’est que trop sûre ; mais j’aurai l’honneur d’observer que si, par impossible, cette nouvelle est fausse, la sollicitude qu’on montre est de peu d’importance ; car votre décret ferait peu de peine à M. Franklin.

L’Assemblée adopte par acclamation la motion de M. le comte de Mirabeau et rend le décret suivant :

« L’Assemblée nationale décrète que ses membres porteront trois jours le deuil de Benjamin Franklin, à commencer de lundi prochain ; que le discours prononcé à cette occasion sera imprimé, et que M. Le Président écrira au Congrès américain au nom de l’Assemblée nationale. »

Benjamin Franklin

Auguste de Saint-Aubin, d’après Charles-Nicolas Cochin

Portrait gravé de Benjamin Franklin, 1777

© Bibliothèque de l’Assemblée nationale

Benjamin Franklin, naquit à Boston le 17 janvier 1706, dernier fils d’une fratrie de dix-sept enfants, dans une famille vivant de la fabrication de chandelles et de savon. Il fut papetier, imprimeur et gazetier, éditant la Pennsylvania Gazette et, après avoir fondé une bibliothèque municipale, le Poor Richard’s Almanach. Il fut élu en 1751 membre de l’assemblée de Pennsylvanie qui l’envoya en Angleterre afin d’empêcher l’application de la loi sur le Timbre, et dont il demanda l’abrogation. S’intéressant aux phénomènes de la chaleur et de l’électricité, il donna une explication de la foudre et inventa, en 1752, le paratonnerre. En 1767 il effectua un premier séjour en France au cours duquel il fut présenté à Louis XV. En 1772 il fut élu membre associé étranger à l’Académie royale des sciences de Paris. En 1776, il présida la Convention constitutionnelle de Philadelphie, fut l’un des auteurs de la Déclaration d’indépendance des États-Unis et en fut l’un des signataires avec, notamment, George Washington et Thomas Jefferson. En octobre 1776 il fut envoyé à Paris, où il se rendit avec ses deux petits-fils, afin de négocier une alliance avec la France contre l’Angleterre. Il suscita un immense engouement dans les milieux éclairés. « A son arrivée, il devint un objet de vénération pour tous les hommes éclairés et de curiosité pour les autres, écrivit Condorcet. Il se prêtait à cette curiosité avec la facilité naturelle de son caractère, et la conviction que par là il servait la cause de sa patrie. On se faisait l’honneur de l’avoir vu ; on répétait ce qu’on lui avait entendu dire. » (Condorcet, Éloge de Franklin, 1790) Il développa les contacts diplomatiques et politiques. En février 1778, après la nouvelle de la défaite britannique de Saratoga, il parvint avec les deux autres représentants américains avec lesquels il avait été envoyé à signer un accord avec la France. La France signa deux traités d’engagement avec les colonies britanniques d’Amérique, l’un engageant une amitié réciproque et une alliance commerciale, l’autre secret, consistant en une alliance militaire et qui s’est traduit par un appui militaire et financier des Insurgents. Après leur défaite de Yorktown en 1781, les Britanniques entamèrent des négociations de paix. En 1783, Adams, Jay et Benjamin Franklin, alors âgé de plus de 70 ans, signèrent pour les États-Unis le traité de Paris qui, avec le traité de Versailles signé par la France, les Provinces-Unies et l’Espagne mit fin à la guerre d’indépendance. De retour aux États, il fut élu Président du Conseil exécutif de Pennsylvanie pour trois ans et participa à la rédaction de la Constitution des États-Unis. Il combattit l’esclavage et envoya en décembre 1788 à la Société des amis des Noirs de Paris un texte abolitionniste : « L’esclavage est une si atroce dégradation de la nature humaine que, si nous ne mettons pas tous nos soins à l’extirper, il sera un jour une source de maux sérieux. » (Pour l’abolition de l’esclavage : secours aux Nègres affranchis) Retiré de la vie publique, il mourut à Philadelphie le 17 avril 1790.