Discours de l’Albert Hall

Le voyageur qui gravit la montée s’arrête parfois quelques instants pour mesurer le chemin parcouru et s’orienter vers le but. Ainsi avons-nous jugé bon de nous rassembler aujourd’hui, sur l’initiative émouvante des Français de Grande-Bretagne, pour nous réconforter nous-mêmes par le spectacle de notre union et nous affermir sur le dur chemin de la lutte pour la patrie. Cela nous sera facile, car, malgré le tumulte de la guerre, jamais encore nous n’avons plus clairement discerné ce que nous sommes, ce que nous voulons et pourquoi nous sommes certains d’avoir choisi la meilleure part pour le service de la France.

Ce que nous sommes ? Rien n’est plus simple que de répondre à cette question. Il y aura dix-sept mois demain qu’elle a été posée et résolue. Nous sommes des Français de toutes origines, de toutes conditions, de toutes opinions, qui avons décidé de nous unir dans la lutte pour notre pays. Tous l’ont fait volontairement, purement, simplement. Je ne commettrai pas l’indélicatesse d’insister sur ce que cela représente, au total, de souffrances et de sacrifices. Chacun de nous est seul à connaître, dans le secret de son coeur, ce qu’il lui en a coûté. Mais, c’est d’une telle abnégation, autant que d’une telle cohésion, que nous tirons notre force. C’est de ce foyer qu’a jailli, chaque jour plus haute et plus ardente, la grande flamme française qui nous a désormais trempés.

Car c’est à l’appel de la France que nous avons obéi. Au moment où tout paraissait crouler dans le désastre et dans le désespoir, il s’agissait de savoir si ce grand et noble pays livré à l’ennemi par la plus atroce trahison de l’Histoire, trouverait parmi ses enfants des hommes assez résolus pour ramasser son drapeau. Il s’agissait de savoir si un Empire intact de 60 millions d’habitants ne contribuerait d’aucune manière à la lutte pour la vie ou pour la mort de la France. Il s’agissait de savoir si, aux côtés de nos braves alliés, qui poursuivaient le combat pour leur salut et pour le nôtre, il ne resterait pas un seul morceau belligérant de nos terres. Il s’agissait de savoir si la voix de la France allait entièrement s’éteindre ou, pire encore, si le monde pourrait penser la reconnaître dans la détestable contrefaçon qu’en font l’ennemi et les traîtres. Il s’agissait de savoir enfin si, dans la nuit de la servitude, la nation ne verrait plus briller aucune lumière d’espérance française pour soutenir son esprit. de résistance et faire la preuve qu’elle restait solidaire du parti de la liberté.

Tel fut, au premier jour, notre but, tel il demeure aujourd’hui, sans que rien en soit changé. Vers ce but, nous avons marché sans hésiter et sans fléchir. Quand on saura avec quels moyens, je crois bien que le monde en marquera quelque étonnement. Nous n’avions ni organisation, ni troupes, ni cadres, ni armes, ni avions, ni navires. Nous n’avions point d’administration, de budget, de hiérarchie, de règlements. Bien peu, en France, nous connaissaient et nous n’étions, pour l’étranger, que des risque-tout sympathiques sans passé et sans avenir.

Or, il ne s’est pas passé un jour sans que nous ayons grandi.
Chacun sait quelles furent les étapes, toujours dures, parfois cruelles, de notre marche en avant. Chacun peut imaginer les difficultés matérielles et morales que nous avons dû surmonter. Chacun connaît l’étendue des territoires, le degré de force militaire, la valeur de l’influence, que nous avons pu reporter dans la guerre au seul service de la patrie. Nous étions une poussière d’hommes. Nous sommes maintenant un bloc inébranlable. Nous nous sommes rendu à nous-mêmes le droit d’être des Français fiers et libres. Par-dessus tout, nous avons rétabli dans notre peuple prisonnier les liens de l’unité française avec la volonté de résistance pour la vengeance et de redressement pour la grandeur.

Car, c’est un fait que la France, malgré la stupeur d’une défaite militaire méritée par ses chefs, mais non par elle-même, malgré le trouble jeté dans son âme par la trahison d’hommes qu’elle considérait comme symboles de l’honneur, malgré la pression de l’ennemi, exercée tantôt sous la forme de violences sans nom, tantôt par offres doucereuses d’allégements et de collaboration, malgré un régime abject de police et de persécutions, malgré l’effort acharné de corruption des esprits par propagande unilatérale, c’est un fait que la France ne s’est nullement abandonnée. C’est un fait que la France a su discerner, au travers du nuage de sang et de larmes dont on tentait de l’aveugler, que la seule voie qui mène au salut est celle qu’ont choisie pour elle ceux de ses enfants qui sont libres.

Il n’y a pas, à cet égard, la moindre distinction à faire entre les Français de Brazzaville, de Beyrouth, de Damas, de Nouméa, de Pondichéry, de Londres, et les Français de Paris, de Lyon, de Marseille, de Lille, de Bordeaux, de Strasbourg. Sauf une poignée de malheureux et une chambrée de misérables qui, par panique, folie ou intérêt, ont spéculé sur la défaite de la patrie et qui dominent provisoirement par la tromperie, la prison ou la famine, la nation n’a jamais marqué une pareille unanimité. On peut dire, littéralement, que ceux des Français qui vivent ne vivent plus que pour vouloir la libération nationale. Et l’on peut dire aussi que, pour 40 millions de Français, l’idée même de la victoire se confond avec celle de la victoire des Français Libres.

Il est aisé de s’expliquer qu’à mesure que nous devenions une réalité grandissante et surtout à mesure que se dévoilait l’adhésion secrète de la France, beaucoup d’hommes se soient souciés, chez nous et à l’étranger, de connaître quels sont au juste nos caractères et nos desseins ? Si dure et si longue que doive être la guerre, son aboutissement sera un certain ordre national et international. Rien n’est plus naturel que de s’interroger sur ce que veut, à ce point de vue, réaliser cette grande force neuve qui s’appelle la France Libre, en attendant que, par la victoire, elle se confonde avec la France tout court.

Il est vrai qu’à cette question : «Que veut la France Libre ?» certains, qui ne lui sont de rien, se hâtent souvent de répondre à sa place. Aussi nous est-il arrivé de nous voir prêter à la fois les intentions les plus contradictoires, soit par l’ennemi, soit par cette sorte d’amis qui, sans doute à force de zèle, ne peuvent contenir à notre endroit l’empressement de leurs soupçons. L’une des rares distractions que m’accorde ma tâche présente consiste à rapprocher parfois ces diverses affirmations. Car il est plaisant d’observer que les Français Libres sont jugés, le même jour, à la même heure, comme inclinant vers le fascisme, ou préparant la restauration d’une monarchie constitutionnelle, ou poursuivant la rétablissement intégral de la République parlementaire, ou visant à remettre au pouvoir les hommes politiques d’avant-guerre, spécialement ceux qui sont de race juive ou d’obédience maçonnique, ou enfin poussant au triomphe de la doctrine communiste. Quant à notre action extérieure, nous entendons les mêmes voix déclarer, suivant l’occasion ou que nous sommes des anglophobes dressés contre la Grande-Bretagne, ou que nous travaillons, au fond, de connivence avec Vichy, ou que nous nous fixons pour règle de livrer à l’Angleterre les territoires de l’Empire français à mesure qu’ils se rallient. Il y a peu d’apparence que ce que nous pourrons dire ou faire mette un terme à ces allégations. Mais il y a quelque importance à ce que nous affirmions, devant nous-mêmes et devant les autres, quelle est notre politique.

L’article 1er de notre politique consiste à faire la guerre, c’est-à-dire à donner la plus grande extension et la plus grande puissance possibles à l’effort français dans le conflit. Il va de soi que, dans tous les domaines, notre action se combine étroitement avec celle de nos alliés et plus directement avec celle de l’Empire britannique. C’est qu’en effet l’Angleterre a eu l’incomparable mérite et le magnifique courage de faire face, seule, au destin quand il était le plus menaçant et qu’en outre ce grand peuple, qu’on taxe parfois d’un certain manque d’imagination, n’en a pas moins discerné aussitôt par l’esprit et le coeur d’un Churchill, qu’une poignée d’évadés français avaient emporté avec eux l’âme éternelle de la France. Donnant, donnant ! nous ne cesserons pas, jusqu’au dernier soir de la dernière bataille, de nous tenir, fidèles et loyaux, aux côtés de la vieille Angleterre. En même temps, nous appelons de nos voeux le moment où les circonstances pourront nous permettre d’apporter un concours – aussi modeste qu’il soit d’abord – à l’héroïque résistance de nos alliés russes. Nous nous tenons en étroite liaison avec nos alliés polonais, tchécoslovaques, grecs, yougoslaves, hollandais, belges, norvégiens, solidarité à nos yeux capitale parce que le sort de leur territoire et celui du nôtre présentent les mêmes caractères de résistance nationale et d’inexpiable oppression et parce que nous ne concevons pas la libération de l’Europe sans leur juste restauration et la réparation du martyre qu’ils endurent.

Nous sommes unis sans réserves avec l’action morale et matérielle des États-Unis, sans laquelle il ne saurait y avoir de victoire et nous usons, avec gratitude, du concours que, par tant de moyens, ils fournissent à ceux qui combattent pour la liberté du monde. Nous nous efforçons de justifier et de développer les réconfortantes sympathies que prodiguent à la France, dans sa lutte et dans ses épreuves, tant de nations de l’univers.

Mais, quelque prix que nous attachions à ces liens qui nous aident et qui nous obligent, nous entendons, dans l’intérêt commun, que notre effort présent et futur demeure l’effort propre de la France et nous sommes d’autant plus ardents à servir ses intérêts, à représenter ses droits et à accomplir ses devoirs que nous savons que sa cause est la cause même des peuples libres. Rien ne saurait nous détourner de suivre la vocation séculaire de notre pays. Mais rien ne pourrait nous faire oublier que sa grandeur est la condition sine qua non de la paix du monde. Il n’y aurait pas de justice si justice n’était pas rendue à la France !

C’est pourquoi nous combattons pour que cette guerre de trente ans, déchaînée en 1914 par l’agression allemande, soit terminée et sanctionnée de telle manière que la France en sorte intacte dans tout ce qui lui appartient, créditée de tout ce qu’elle a perdu et garantie dans sa sécurité.

Nous ne séparons pas, d’ailleurs, ce qui est dû à notre pays de ce qui est dû aux nations qui furent ou qui demeurent nos alliées ou associées dans les mêmes épreuves et contre le même ennemi. Les peuples libres ont fait, maintenant, assez de cruelles expériences pour avoir appris ce que signifie la communauté des droits et des devoirs et ce qu’il en coûte de lui être infidèle. Tous ont payé assez cher pour savoir que leur idéal commun ne pourrait être qu’une charte platonique sans l’établissement de la sécurité réelle et pratique de chacun et sans l’organisation de la solidarité internationale.

Si la situation de notre patrie écrasée, pillée, trahie, exige que nous nous absorbions dans la tâche de la guerre, nous ne pouvons nous détacher de ce que peut et doit être le destin intérieur de la nation. Nous le pouvons d’autant moins que le désastre momentané de la France a bouleversé de fond en comble les fondements mêmes de son existence, emporté les institutions qu’elle pratiquait antérieurement, altéré profondément la condition de chaque individu et, par-dessus tout, jeté dans les âmes mille ferments passionnés. Si l’on a pu dire que cette guerre est une révolution, cela est vrai pour la France plus que pour tout autre peuple. Une nation qui paye si cher les fautes de son régime, politique, social, moral et la défaillance ou la félonie de tant de chefs, une nation qui subit si cruellement les efforts de désagrégation physique et morale que déploient contre elle l’ennemi et ses collaborateurs, une nation dont les hommes, les femmes, les enfants, sont affamés, mal vêtus, point chauffés, dont 2 millions de jeunes gens sont tenus captifs, pendant des mois et des années, dans des baraques de prisonniers, des camps de concentration, des bagnes ou des cachots, une nation à qui ne sont offertes, comme solution et comme espérance, que le travail forcé pour le compte de l’ennemi, le combat contre ses propres enfants et ses fidèles alliés, le repentir d’avoir osé se dresser face aux frénésies conquérantes d’Hitler et le rite des prosternations devant l’image du Père-la-Défaite, cette nation est nécessairement un foyer couvant sous la cendre. Il n’y a pas le moindre doute que, de la crise terrible qu’elle traverse, sortira, pour la nation française, un vaste renouvellement.

Est-il besoin de dire que ce ne sont pas les Français Libres qui voudraient jamais contrarier une telle transformation ? Bien au contraire, ils prétendent être, par excellence, en mesure d’y contribuer par l’exemple qu’ils donnent de leur union et de leur dévouement au service de la patrie et par le fait qu’eux-mêmes se font un coeur et un esprit nouveaux. Nous savons que l’immense majorité des Français, dans laquelle nous nous comptons, a définitivement condamné, à la fois les abus anarchiques d’un régime en décadence, ses gouvernements d’apparence, sa justice influencée, ses combinaisons d’affaires, de prébendes et de privilèges, et l’affreuse tyrannie des maîtres esclaves de l’ennemi, leurs caricatures de lois, leur marché noir, leurs serments imposés, leur discipline par délation, leurs microphones dans les antichambres. Nous tenons pour nécessaire qu’une vague grondante et salubre se lève du fond de la nation et balaie les causes du désastre pêle-mêle avec l’échafaudage bâti sur la capitulation. Et c’est pourquoi, l’article 2 de notre politique est de rendre la parole au peuple, dès que les événements lui permettront de faire connaître librement ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas.

Quant aux bases de l’édifice futur des institutions françaises, nous prétendons pouvoir les définir par conjonction des trois devises qui sont celles des Français Libres. Nous disons : «Honneur et Patrie,» entendant par là que la nation ne pourra revivre que dans l’air de la victoire et subsister que dans le culte de sa propre grandeur. Nous disons : «Liberté, Égalité, Fraternité,» parce que notre volonté est de demeurer fidèles aux principes démocratiques que nos ancêtres ont tirés du génie de notre race et qui sont l’enjeu de cette guerre pour la vie ou la mort. Nous disons «Libération» et nous disons cela dans la plus large acception du terme, car, si l’effort ne doit pas se terminer avant la défaite et le châtiment de l’ennemi, il est d’autre part nécessaire qu’il ait comme aboutissement, pour chacun des Français, une condition telle qu’il lui soit possible de vivre, de penser, de travailler, d’agir, dans la dignité et dans la sécurité. Voilà l’article 3 de notre politique !

La route que le devoir nous impose est longue et dure. Mais peut-être le drame de la guerre est-il à son point culminant ? Peut-être l’Allemagne commence-t-elle à subir, à son tour, la fascination du désastre qui n’avait, longtemps, paralysé que ses ennemis ? Peut-être l’Italie sera-t-elle bientôt, une fois de plus, suivant le mot de Byron : «La triste mère d’un empire mort ?» Mais, quels que doivent être le terme et le prix de la victoire, nous y avons marqué la place de notre patrie. Il n’y a plus maintenant, pour nous, d’autre raison, d’autre intérêt, d’autre honneur, que de rester, jusqu’au bout, des Français dignes de la France.