Monsieur le Président des États-Unis d’Amérique,
Votre Altesse royale,
Monsieur le Premier ministre du Canada,
Monsieur le Premier ministre du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord,
Monsieur le Premier ministre,
Messieurs les Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Madame et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Président du conseil régional,
Mesdames et Messieurs,
Ils étaient 135 000 sur des milliers de bateaux. Ils formaient deux armées : l’une américaine, l’autre britannique et canadienne. Quelques heures plus tôt, EISENHOWER leur avait souhaité bonne chance. Tous se taisaient. À quoi pensaient-ils, ces jeunes soldats, le regard fixé sur la mince bande noire de la côte qui émergeait peu à peu de la brume ? À leur vie si courte ? Aux baisers que leurs mères déposaient tendrement sur leur front quand ils étaient enfants ? Aux larmes retenues de leurs pères quand ils étaient partis ? À celles qui les attendaient de l’autre côté de la mer ? À quoi pensaient-ils, ces jeunes soldats dont le destin avait mis entre les mains le sort de tant de peuples, sinon qu’à vingt ans il est bien tôt pour mourir ? Leur silence était comme une prière. Sur les plages 50 000 Allemands les attendaient, eux aussi en silence. Moment fatal.
La veille, la Résistance avait dynamité 500 ponts. Entre minuit et 2 heures et demie du matin les parachutistes des 82e et 101e divisions aéroportées américaines et ceux de la 6e division aéroportée britannique avaient été largués derrière les premières lignes de défense. Entre 3 h 15 et 5 heures du matin 5 000 bombardiers avaient pilonné toute la côte. À 4 h 15 les troupes avaient commencé à être transbordées sur les chalands. À 5 h 45 les canons de 1 200 navires de guerre avaient ouvert le feu. À 6 h 30 le débarquement commençait.
Le vent soufflait fort. Les chalands étaient ballotés par des vagues de plusieurs mètres. Les soldats trempés, grelottants de froid, malades, écopaient avec leurs casques. Ceux qui débarquaient trop tôt se noyaient. Des embarcations coulaient avant d’arriver au but. Sur dix-neuf chars au total, une unité blindée canadienne en perdit quinze avant d’atteindre la plage.
Ceux qui arrivaient jusqu’à la plage débarquaient parmi les morts et les blessés qui flottaient dans l’eau, portés par la marée. Puis il leur fallait enjamber les morts couchés sur le sable. Un des premiers soldats américains débarqué à Omaha Beach écrira : « Tout cela semblait irréel, comme un cauchemar éveillé (…). On pouvait quasiment marcher sur toute la longueur de la plage sans toucher le sol jonché de corps. » En face, le soldat allemand qui lui tirait dessus à la mitrailleuse éprouvait le même sentiment de cauchemar en regardant devant lui « l’espace de vase sanglante où étaient étendus des centaines et des centaines de corps inanimés ».
Au soir du 6 juin, plus de 120 000 soldats alliés avaient été débarqués auxquels s’ajoutaient les 32 000 hommes des divisions aéroportées. Dans leurs rangs on comptait plus de 10 000 morts, blessés ou disparus. L’État-major en avait prévu 25 000…
Au soir du 12 juin, après six jours de combats sans merci, les Alliés avaient réussi à établir une ligne de front continue de quatre-vingts kilomètres de long et profonde de dix à trente kilomètres.
Mais la bataille de Normandie allait durer jusqu’au 29 août. À cette date, 2 millions de soldats alliés auront débarqué, 38 500 auront été tués, 158 000 blessés, 19 000 portés disparus. Les Allemands auront eu 60 000 hommes tués, 140 000 blessés, 210 000 faits prisonniers. Près de 20 000 civils auront perdu la vie.
La bataille de Normandie décida du sort de la guerre. Elle fut gagnée sur les plages et dans les chemins creux du bocage par des fils de paysans et d’ouvriers américains dont les pères s’étaient battus dans la Meuse et dans l’Argonne en 1918, par des soldats britanniques dans lesquels s’incarnaient les vertus héroïques du grand peuple qui dans l’épreuve la plus terrible de son histoire n’avait pas cédé, par des soldats canadiens qui dès les premiers jours de la guerre s’étaient portés volontaires, non parce que leur pays était menacé, mais parce qu’ils étaient convaincus que c’était une question d’honneur.
La bataille de Normandie fut gagnée par les soldats de la 1re division blindée polonaise engagés dans les combats de la poche de Falaise et qui se couvrirent de gloire en repoussant la contre-attaque allemande des 19, 20 et 21 août 1944 où 2 300 d’entre eux furent tués ou blessés.
La bataille de Normandie fut gagnée par des aviateurs tchèques, danois, norvégiens, par des parachutistes belges et néerlandais, par les soldats de Leclerc, par les commandos de KIEFFER, par les SAS qui combattaient sous l’uniforme anglais.
La bataille de Normandie fut gagnée par des soldats de vingt ans qui tuaient pour ne pas être tués, qui avaient peur de mourir, mais qui se battirent loin de chez eux avec un courage admirable contre un ennemi impitoyable comme si le sort de leur propre patrie était en jeu.
La bataille de Normandie, ce fut la revanche de la Tchécoslovaquie et de la Pologne dépecées, de la Belgique et des Pays-Bas asservis, de la France vaincue en cinq semaines. Ce fut la revanche de Sedan, de Dunkerque, de Dieppe.
Devant les 9 000 tombes américaines de ce cimetière où nous sommes réunis aujourd’hui, Monsieur le Président des États-Unis, je veux rendre hommage, au nom de la France, à ceux qui ont versé leur sang sur la terre normande et qui y dorment pour l’éternité.
Je veux dire merci aux derniers vivants de cette tragédie présents aujourd’hui et à travers eux à tous ceux dont le courage a permis de vaincre l’une des pires barbaries de tous les temps. Ils se sont battus pour une cause dont ils savaient au fond d’eux-mêmes qu’elle était plus grande que leur vie. Pas un ne recula.
On ne peut les citer tous, ces héros auxquels nous devons tant. Ils furent si nombreux. Mais nous ne les oublierons jamais. Parmi eux, Monsieur le Président, il y avait votre grand-père, sergent dans l’armée américaine et ses deux frères.
Pour tous les Français, vous êtes donc deux fois, Monsieur le Président, par la fonction qui est la vôtre et par le sang qui coule dans vos veines, le symbole de l’Amérique que nous aimons, l’Amérique qui défend les plus hautes valeurs spirituelles et morales, l’Amérique qui se bat pour la liberté, pour la démocratie et pour les droits de l’Homme, l’Amérique ouverte, tolérante, généreuse.
Monsieur le Président des États-Unis, Monsieur le Premier ministre du Canada, les soldats américains et canadiens sont venus se battre deux fois aux côtés des Anglais et des Français. Que se serait-il passé s’ils n’étaient pas venus ? De cette question dont la réponse était si évidente et si tragique est née l’Europe. Devant tant de ruines et de cercueils, chacun comprit qu’il fallait que s’arrêtât le cycle infernal de la vengeance qui dans chaque guerre mettait le germe de la guerre suivante et avait amené les peuples européens jusqu’au bord de l’anéantissement.
Alors, nous avons fait la paix et nous avons fait l’Europe pour qu’elle dure toujours. Nous le devions à toutes les victimes innocentes. Nous le devions à tous ces jeunes soldats qui s’étaient sacrifiés pour nous. Nous le devions à nos enfants pour leur épargner les mêmes souffrances. Nous le devions à tous les Hommes que l’Europe avait entraînés dans ses malheurs. Tous ceux qui s’étaient battus contre le nazisme et contre le fascisme l’avaient fait en rêvant de construire un monde meilleur où le droit remplacerait la force.
Nous savons le chemin qui reste à faire. Nous savons que ce chemin est long, que ce chemin est difficile. Mais nous savons aussi ce qu’une Europe unie et une Amérique fidèle à ses valeurs peuvent accomplir ensemble. Les grands totalitarismes du XXe siècle ont été vaincus. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’avenir de l’Humanité sont d’une autre nature. Elles n’en sont pas moins graves.
Que deviendra le monde si le réchauffement climatique prive d’eau et de nourriture des centaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants ? Si un capitalisme de spéculation et de rente détruit les emplois de millions de gens ? Si l’extrême pauvreté pousse une partie de l’humanité au désespoir ? Que deviendrait le monde si par un lâche abandon les démocraties devaient laisser le champ libre au terrorisme et au fanatisme ? Si elles renonçaient à défendre les droits de l’Homme et le droit des peuples ?
De la lutte des peuples libres contre le nazisme est né l’idéal des Nations unies. Notre devoir, Monsieur le Président, est de faire vivre cet idéal. Sinon à quoi auront servi tant de sang versé, de sacrifices, de souffrances ? Les morts héroïques qui dorment ici ne doivent pas seulement appartenir à l’Histoire. Le plus bel hommage que nous puissions leur rendre, le seul peut être qui compte vraiment, c’est de chercher à être dignes de ce qu’ils ont accompli pour nous.
Quand le 7 juin 1944 le sergent Bob SLAUGHTER se retrouva sur Omaha Beach où il avait débarqué la veille, il fut d’autant plus bouleversé par la vision de tous ces hommes emmenés par les vagues qu’il les connaissait depuis l’enfance et qu’il avait grandi avec eux. Une pensée alors lui traversa l’esprit : « Nous étions frères, nous le serons toujours. Ils sont morts pour que nous puissions vivre. Je les remercie pour ce qu’ils nous ont donné. » Pendant toute sa vie, il est resté hanté par « ces visages austères, yeux et bouches grands ouverts, fixés dans le froid de la mort » ; comme le brigadier allemand, Hein SEVERLOH, qui « depuis cette époque, toujours et sans arrêt voyait un GI isolé surgissant des flots gris de ses rêves et débarquant là-bas sur la plage. Il épaule son fusil, le vise et tire. Son casque roule comme au ralenti, il tourbillonne au-dessus du sable, baigne dans les vagues qui viennent mourir au bord puis, lentement, le soldat s’effondre et tombe face en avant… » ; comme le soldat américain qui, à Dachau ou à Buchenwald, croisa pour la première fois le regard halluciné d’un déporté stupéfait d’avoir survécu à l’enfer ne l’a jamais oublié. Il venait de comprendre pourquoi il s’était battu…
De toute la souffrance qu’ils portaient en eux et dont ils ne pouvaient se défaire, les combattants de cette guerre atroce tirèrent un grand rêve de justice et de paix. Puissions-nous, Monsieur le Président, ne jamais oublier à notre tour ce que fut cette souffrance ni renoncer à ce rêve ! Puissions-nous faire partager ce rêve à nos enfants, ce grand rêve de justice et de paix !