Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Il y a très exactement cent ans, le 9 novembre 1888, Jean Monnet naissant à Cognac, en Charente, et sa vie qui fut longue et féconde raconte comment un petit provincial de Saintonge devint le premier citoyen de l’Europe.
On ne comprendrait pas Jean Monnet sans une référence permanente au paysage de son enfance, à la nature de son sol, à un certain type de société où coopèrent depuis des générations viticulteurs, artisans, distillateurs et négociants, liés par une passion exigeante, scrupuleuse : celle de la qualité. Or la qualité ne s’obtint qu’au prix de l’extrême attention, d’un savoir faire à l’image de la distillation : compromis subtil entre le désir de préserver les qualités originelles d’un fruit et la nécessité d’en éliminer les lourdeurs. Le patient travail de la terre, le double passage dans les alambics, la lente maturation à l’ombre des chais de ces eaux-de-vie qu’on appelle «les belles au bois dormant», plus encore que pour une façon de faire témoigne pour une façon d’être.
De souche terrienne, le père de Jean Monnet s’oriente vers le négoce. Pour vendre le cognac et plus encore imposer sur les marchés lointains une marque encore mal assurée, on voyage, on apprend les langues étrangères, on reçoit des clients venus des quatre coins du monde.
Jean Monnet a décrit cette ambiance : «On ne faisait qu’une chose avec concentration et lenteur, mais à travers cette chose, on avait un immense champ d’observation et un échange d’idées très actif. J’apprenais là, ou à partir de là, sur les hommes et les affaires internationales plus que je l’eusse fait avec une éducation spécialisée». Et il ajoute : «Je sais attendre longtemps les circonstances. A Cognac, on sait attendre, c’est la seule manière de vanter un bon produit».
Dès l’âge de 16 ans, il travaille dans la petite affaire familiale et part lui aussi se former sur le tas en Angleterre, en Amérique, en Orient. Il y apprend à négocier, à connaître d’autres usages. Il y met en pratique cette patience reçue en héritage. Il découvre que la confiance et l’entraide font plus que l’égoïsme et le secret. A la Cité londonienne de l’époque, il admire une communauté très forte à l’intérieur de laquelle l’action individuelle n’aboutit qu’épaulée par l’effort collectif.
En Amérique, à 18 ans, au tout début du siècle, il rencontre des hommes dont l’avancée vers l’Ouest semble être sans limites, un peuple occupé à développer plus qu’à gérer, le dynamisme d’un monde en mouvement qui rend à ses yeux bien statiques les coutumes de la vieille Europe.
Ces trois leçons de sa jeunesse : prendre le temps sans dévier du but, s’adapter à son partenaire tel qu’il est, coopérer pour réussir, il les appliquera le moment venu aux affaires publiques. Mais pourquoi m’arrêterai-je sur ces commencements qui sembleront loin du sujet qui nous occupe ? Parce que je veux montrer que Jean Monnet n’est pas séparable d’une forme de civilisation où travail et perfection sont anonymes, où toute oeuvre exige autant de soin que de respect.
Lorsqu’éclate la Première guerre mondiale, Jean Monnet, bien que réformé pour raison de santé, veut prendre sa part, à sa manière, de la mobilisation Ayant observé que les bateaux, qui arrivaient chargés en Angleterre, retournaient vides en France, tandis que l’approvisionnement s’imposait comme une question stratégique, il convainc René Viviani, président du Conseil des Ministres français, qu’il approche à Bordeaux, et par Viviani, le Gouvernement britannique, qu’il est urgent de coordonner leurs efforts. Il n’a que 26 ans et ne représente rien. A quelque étape que ce soit d’un surprenant parcours, on s’étonne. Quoi ? Les puissants et les pouvoirs sont-ils si accueillants, si ouverts au rêve ou bien à l’idée neuve qu’on puisse obtenir d’eux tous les visas pour l’avenir ? On sait qu’au contraire, rien n’est plus difficile que d’obtenir sur les hommes et sur les choses un regard neuf. Mais Jean Monnet est déjà cet homme de silence pour lequel toute parole est acte. Il tire force et clarté de la méditation à laquelle il s’adonne chaque jour de sa vie. Il a compris, dès son enfance, qu’un homme ne vaut que par la maîtrise de lui-même et qu’aucun pouvoir ne s’impose, ni ne dure qui ne procède d’un mûrissement intérieur.
Chargé de mettre en place à Londres, pour les achats de blé puis pour les transports maritimes, le système qu’il préconise, il esquisse la première ébauche en temps de guerre d’une organisation franco-britannique intégrée.
Quand les armes se taisent, Jean Monnet est partisan d’une action internationale capable, selon ses mots, «d’organiser la paix» et de prévenir de nouveaux conflits par un traitement équitable et réaliste des problèmes économique et territoriaux, ceux des vaincus comme ceux des vainqueurs.
L’expérience des Comités interalliés de la guerre lui vaut d’être appelé à la Société des Nations par Clemenceau et Balfour. Secrétaire de Balfour, il est choisi par Clemenceau pour le poste d’adjoint au secrétariat général, Sir Eric Drummond. Il a à peine plus de 30 ans et se met au travail. Mais ni l’outil ni l’esprit du temps ne sont à la mesure de ce qu’il en attend. Il y fait l’expérience qu’il n’oubliera pas, de l’impuissance à quoi condamnent la primauté des égoïsmes nationaux, la persistance de l’esprit de revanche, le pouvoir de veto d’un seul contre les autres.
Il quitte alors la Société des Nations, retourne aux affaires privées, d’abord à celles de son père qu’il tire des difficultés où l’absence d’innovation les avait enlisées. Puis il entre dans une banque d’investissement américaine dont les activités le conduisent à participer aux efforts de redressement des monnaies polonaise et roumaine. Banquier à San Francisco, il mène une mission économique en Chine. Bref, durant toute cette période, il voyage, il observe et il pressent que la montée du nazisme conjuguée à l’incapacité des démocraties à contenir le danger, condamne le monde à un affrontement qu’il juge inévitable et qu’il entend désormais préparer. Il convainc le Président Roosevelt, en 1935, que le devoir de son pays est de fournir aux démocraties les armes dont elles auront besoin. Bien que les Etats Unis d’Amérique veuillent rester à l’écart du conflit qui approche, il obtient la promesse que l’industrie aéronautique américaine livrera à la France et à l’Angleterre plus de 2000 avions de combat. Puis il retourne à Londres où il prend la tête du Comité franco-britannique pour la préparation et la coordination de l’effort à fournir.
La débâcle du printemps 40, en France, provoque en lui un choc, comme une illumination. Il lance la fameuse proposition d’une union indissoluble entre la France et la Grande Bretagne, une seule citoyenneté, une seule armée, un seul Parlement, une seule monnaie, thèmes que reprendront Winston Churchill et le Gouvernement britannique.
On sait ce qu’il en adviendra, mais Jean Monnet ne baisse pas les bras ; il agit encore auprès de Roosevelt, il entre à Alger au Comité de Libération nationale. De nouveau aux Etats Unis, il organise l’achat et le transfert des marchandises dont sitôt la paix rétablie la France aura le plus besoin.
Ici se situe la rencontre des deux hommes qui, aussi différents et parfois opposés qu’ils aient été, donneront plus que tous les autres à la France et à la même époque le sursaut et l’élan, la force d’être soi-même et celle de changer.
À la Libération le Général de Gaulle appelle Jean Monnet au redressement du pays. Il faut pour reconstruire une action cohérente dans la durée et associant les forces vives de la Nation, Jean Monnet sait qu’il n’y a pas simplement à rebâtir ce que la guerre a détruit, mais à moderniser une économie qui s’est laissée distancer. La faiblesse de la production n’est pour lui que le symptôme d’un mal plus profond ; la défaillance de l’esprit d’entreprise. «La modernisation, dit-il, n’est pas un état de choses, c’est un état d’esprit». Ainsi verra un jour le Plan que l’on appellera plan Monnet, dont il sera le premier Commissaire général. Avec une petite équipe, dans de modestes locaux, prendra forme une grande idée.
Il dresse l’inventaire des besoins, crée des commissions de modernisation où sont discutés et définis les objectifs prioritaires, met l’accent sur les choix nécessaires. Et il pratique sa méthode, sa constante méthode : unir dans la réflexion des hommes et des forces d’origines diverses qui s’étaient jusque là ignorés. C’est ce que l’un de ses collaborateurs nommera «l’économie concertée».
Dans le même moment, Jean Monnet perçoit qu’il faut à la racine extirper les germes de la division européenne et bâtir entre ennemis d’hier un avenir solidaire. Car l’Europe n’a plus le choix, elle doit s’unir ou décliner. Il avait vu par deux fois l’Europe se déchirer, sortir exsangue des conflits où elle avait précipité le monde. Il avait vu à l’Ouest et à l’Est vaciller des démocraties qui n’avaient résisté ni aux crises intérieures, ni aux convoitises extérieures. Il a voulu briser ce cercle maléfique. D’autres, avant lui, avaient nourri le rêve d’unir pacifiquement les peuples de l’Europe. Convaincu que «là où manque l’imagination, les peuples périssent», il en fit un projet. Parce que, je le cite, «l’heure n’était plus à tenter de gagner un avenir précaire aux dépens des autres», il voulut que l’Europe, celle du moins sur laquelle il pouvait agir, reconquit par sa cohésion et par son unité une souveraineté réelle à l’échelle du monde.
Parce qu’elles avaient souffert l’une par l’autre, il jugea que l’Allemagne et la France avaient déjà dans cette construction d’une Europe réconciliée une responsabilité particulière. Parce que ni les hommes ni les nations ne peuvent effacer d’un coup de leur mémoire les méfiances et les violences, les traces du passé, il voulut prouver le mouvement en marchant, engager dans des structures communautaires les pays – ils étaient six à l’origine – prêts à tenter ensemble la grande aventure dont on dira un jour qu’elle résulta de la plus étonnante audace intellectuelle et politique du siècle.
Encore fallut-il l’indispensable vertu de persévérance pour cimenter l’Europe. Cette vertu, Jean Monnet la possédait. Elle reste, croyez-le bien Mesdames et Messieurs, à l’ordre du jour. Jean Monnet avait choisi, selon aussi ses propres termes, de «faire quelque chose plutôt que d’être quelqu’un», et ce quelque chose fut l’Europe, mais elle n’aurait pu se faire sans quelqu’un ou, soyons juste, sans quelques uns au premier rang desquels Jean Monnet.
La cérémonie solennelle exceptionnelle qui nous réunit devant le Panthéon de nos gloires nationales en témoigne. Jean Monnet, comme d’autres l’avaient fait avant lui, selon les besoins du temps, les réalités de l’Histoire et l’ambition d’un peuple dont la vocation est d’aller à l’universel. Voilà pourquoi les Français, en ce jour, doivent se souvenir et savoir que d’autres aussi se souviennent auprès de nous, sont ici : les représentants, les plus hauts, et je les en remercie, les représentants des peuples maintenant rassemblés pour une oeuvre commune qui à la fois les accomplit et les dépasse.
Pour construire l’Europe nouvelle et sceller la réconciliation franco-allemande, Jean Monnet eut l’intuition qu’il fallait instituer une solidarité de fait autour d’une richesse commune : le charbon et l’acier. Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, comprit très vite la portée de ce projet. L’Allemagne et le Luxembourg, la Belgique, les Pays Bas et l’Italie s’y rallièrent. Tout naturellement, Jean Monnet présida la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, et voilà que tout commence.
Un peu plus tard, il fonde le comité d’action pour les Etats Unis d’Europe. De ses idées naissent la Communauté européenne de l’énergie atomique, Euratom, puis la Communauté économique européenne, qui élargit à tous les domaines de l’activité industrielle et agricole les bases de la coopération. Oh ! certes, Jean Monnet savait que le cheminement serait long, que les tentations solitaires resurgiraient, car la marche vers l’Europe est souvent malaisée. On peut penser à tout moment que l’obstacle qui se dresse sur la route ne sera pas franchi, mais cependant la simple énumération des progrès accomplis en trente ans offre en perspective une tout autre vue de l’Histoire en train de se faire et prête à Jean Monnet sa véritable dimension.
Du discours du Salon de l’Horloge prononcé par Robert Schuman en 1950, aux décisions récentes du Conseil européen de Hanovre qui ont doté la Communauté des instruments qui lui permettront d’atteindre et de gagner le grand rendez-vous de 1992, en passant par le Traité de Rome, la politique agricole commune, les Sommets européens, les élargissements successifs à Neuf, à Dix, à Douze, les accords de Lomé, la création du Conseil européen, le système monétaire, l’élection du Parlement au suffrage universel, l’Europe technologique, l’Europe de la recherche, que sais-je encore, pour aboutir à l’Acte unique qui va lier l’existence pour une Histoire commune de 320 millions d’êtres humains porteurs et héritiers de l’une des grandes civilisations de la terre, le siècle qui s’achève et celui qui vient auront connu et connaîtront l’avènement d’un nouveau monde, l’Europe qui restera, quoi qu’il advienne, l’Europe de Jean Monnet.
Et voilà qu’il faut maintenant continuer l’entreprise dans les directions fixées par les fondateurs. Il est toujours très difficile de citer des noms sans commettre des injustices, mais comment ne pas associer à l’éloge d’aujourd’hui adressé à Jean Monnet et Robert Schuman et Alcide de Gasperi et Paul Henri Spaak et Conrad Adenauer et Altiero Spinelli ? Devrais-je citer le premier d’entre eux, qui parla des Etats-Unis de l’Europe : Winston Churchill ? Ne faut-il pas mentionner Joseph Bech ? Faut-il citer tous des artisans qui sont encore des nôtres et qui représentent dignement la longue chaîne des fondateurs que, plus tard, d’autres que moi citeront ?
Et nous savons aussi qu’il convient de poursuivre l’oeuvre, que la monnaie européenne n’en est qu’à ses vagissements, que l’Europe ne se fera pas si elle laisse en cours de route le plus grand nombre, ses producteurs, ses travailleurs, eux sans lesquels il n’y aurait pas de construction véritable et tout le reste s’effondrerait, je veux parler de l’espace social européen. Et la culture, Jean Monnet rappelait peu avant de mourir que s’il avait à recommencer, ce serait par la culture. Qu’est-il de plus culturel aujourd’hui et de plus répandu que l’audiovisuel qui risque d’échapper aux pays de l’Europe pour appartenir désormais à ceux qui viennent de plus loin, porteurs d’autres formes de civilisation, d’autres cultures, d’autres langages ? Voilà pourquoi nous nous sommes engagés à créer cette Europe-là comme celle de l’environnement qui ne connaît pas de frontières, moins encore que les hommes. Et puis encore l’Europe tournée vers le tiers monde, capable de lui parler, capable de le comprendre, capable de l’aider à se développer, capable de promouvoir les vertus nouvelles qui feront les siècles futurs. Avec, plus tard, ce par quoi il faut commencer tout de suite : l’Europe consciente que sans être capable d’assurer elle-même sa sécurité, je veux dire sa défense, elle n’aurait pas de réalité politique. Cette réalité politique, objectif fixé depuis le premier jour, reste aujourd’hui l’essentiel de la tâche.
Avant d’en terminer, je pense à Jean Monnet qui s’est apprêté à concevoir l’Europe telle qu’il l’avait trouvée : à la fin d’un temps, au commencement d’un autre. Et j’imagine de futurs concepteurs, de futurs fondateurs qui, à la suite de Jean Monnet, regarderont autour d’eux et verront d’abord l’autre Europe, l’autre partie de l’Europe : ce même continent nourri aux mêmes sources qui a pris part de la même façon à la construction de notre société, même si les divisions et les déchirements ont souvent pris le pas sur la volonté unitaire, l’autre Europe qui verra au travers des décennies prochaines des projets, des accords, les évolutions, les ambitions et les autres rêves qui nous permettront un jour de savoir que l’Europe, c’est tous les Européens.
Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs, voici depuis quelques années le troisième des grands acteurs de notre vie nationale à nous Français, mais aussi grands acteurs de la vie contemporaine de l’Europe qui sont venus l’un après l’autre, entourés par l’affection et par le respect d’un peuple, jusqu’au Panthéon où nous sommes.
Chacun symbolise un moment de l’Histoire, une attitude devant la vie, une façon d’être soi-même : Jean Moulin et la résistance pour l’amour de la patrie, René Cassin, la défense et le progrès du droit, Jean Monnet, l’Europe et l’organisation de la paix. Il est bon que tant de personnalités de l’Europe aujourd’hui communautaire, soient venues ici, parmi nous. Elles sont les bienvenues, elles sont surtout pour Jean Monnet et les grands témoins, elles viennent ici affirmer que l’Histoire a déjà reçu celui que nous saluons en ce jour où Jean Monnet entre au Panthéon.