MESSIEURS,
Nous avons, depuis quelque temps, entendu des propositions si étranges, des assertions si téméraires, que toutes les consciences en ont été troublées. Heureusement les querelles de la parole sont finies ; les passions sont épuisées avant que les questions paraissent devant vous. C’est un grand avantage, pour des hommes chargés d’une portion de la puissance législative, que de pouvoir commencer leurs recherches sans avoir les passions entre eux et la vérité.
Tout ce qui éclaircit, abrège. Ainsi pour être plus court, je crois utile de remonter à l’origine des questions qui nous occupent. Dans les temps d’orage, les routes se confondent ; essayons de retrouver la véritable.
Le Sénat de l’empire, qui a été jugé avec une cruelle légèreté, et je pourrais dire avec une grande ingratitude, composa à la hâte, près des baïonnettes de Bonaparte, qui n’étaient pas encore toutes brisées, une constitution, imparfaite sans doute, mais dans laquelle le vÅ“u le plus cher de la France, le retour de la maison de Bourbon, et le principe le plus important de toutes les libertés, la liberté de la presse, se trouvent vivement exprimés.
Peu de jours après, parut la mémorable déclaration de Saint-Ouen. Dans cette déclaration, monument de la sagesse personnelle du Roi, qui a précédé la Charte, et qui en sera toujours un sommaire fidèle, on trouve la solution consolante de ces questions hasardeuses trop imprudemment traitées dans ces derniers temps.
Elle commence par ces mots touchants :
« Rappelé par l’amour de notre peuple au trône de nos pères… »
Vous le voyez, Messieurs, ce n’est point aux armes victorieuses des rois coalisés que Louis XVIII se croit redevable de son retour sur la terre natale ; sa reconnaissance ne s’adresse pas non plus à une portion du peuple français, et en cela il a parlé comme parlera l’histoire. C’est à l’amour de tout son peuple que Louis XVIII veut devoir ; il le proclame, il se glorifie d’avoir été rappelé par lui au trône de ses pères. Sans doute, pendant ses longs malheurs, il n’avait abjuré aucun de ses droits, et la postérité lui en tiendra compte ; mais ce Roi si sage, si versé dans la connaissance de l’histoire, n’ignorait pas que les droits des rois sans l’amour des peuples ne sont souvent qu’un magnifique témoignage du néant des grandeurs humaines ; et c’est parce qu’il ne l’ignorait pas que Louis XVIII, en parlant à son peuple, s’élève jusqu’au langage doux et affectueux de la reconnaissance.
Plus loin il ajoute :
« Eclairé par les malheurs de la nation que nous sommes destinés à gouverner, notre première pensée est d’invoquer cette confiance mutuelle si nécessaire à notre repos, à son bonheur… »
Il l’a obtenu cette confiance ; et qui oserait la refuser à un Roi qui la demande en retour de celle qu’il accorde, qui la demande parce qu’elle lui est nécessaire pour faire le bien ? Il a mis à profit les longs séjours de l’exil ; il est éclairé par les malheurs de sa nation ; il en connaît les causes diverses ; les causes intérieures comme les causes extérieures ; sa sagesse s’applique à en effacer les traces. Il n’est point surpris des grands changements survenus pendant une absence de vingt-cinq années : il se réjouit de retrouver la France plus féconde, plus industrieuse, et surtout plus riche de lumières qu’il ne l’avait laissée ; et il sent que c’est pour cette France nouvelle, pleine de vie et de puissance, qu’il doit régner.
Messieurs, je ne suis qu’historien ; je raconte les Å“uvres de la sagesse du Roi. Voici ses propres paroles :
« Résolu d’adopter une constitution libérale, nous voulons qu’elle soit sagement combinée… »
Les paroles d’un Roi tel que le nôtre méritent d’être pesées avec une attention respectueuse : il est résolu, résolu ! C’est que s’il sait qu’il est le descendant de vingt rois, il sait aussi que c’est en 1814 qu’il parle.
Ailleurs c’est encore le Roi qui dit :
« Nous avons dû, à l’exemple des rois nos prédécesseurs, apprécier les effets des progrès toujours croissants des lumières, les rapports nouveaux que ces progrès ont introduits dans la société, la direction imprimée aux esprits et les graves altérations qui en sont résultées. Nous avons reconnu que le vÅ“u de nos sujets pour une Charte constitutionnelle était l’expression d’un besoin réel… »
Le vÅ“u de son peuple est monté jusqu’à lui ; il sait que ce vÅ“u est l’expression d’un besoin réel, le résultat nécessaire du progrès des lumières. Dès lors le successeur de Louis XIV n’hésite pas à se dépouiller d’un pouvoir qui n’est plus ni dans les mÅ“urs ni dans l’opinion : il ne veut régner que sur un peuple libre ; il veut donner à son peuple une constitution sagement combinée, une constitution libérale ; c’est le mot dont il se sert : je le rappelle parce qu’un misérable esprit de parti, voulant flétrir les doctrines si consolantes de la perfectibilité humaine, a essayé de faire une injure du mot qui les désigne. Nous sommes les défenseurs des libertés publiques, et nous pouvons nous glorifier en toute sûreté de ce titre, qui, au milieu de tant d’autres, est placé dans la couronne du Roi.
Ainsi voulait-on donner à la Charte un caractère imposant et sacré, lorsque, après avoir tracé les droits et les devoirs du prince, les droits et les devoirs des sujets, il disait ces belles paroles :
« Sûr de nos intentions, fort de notre conscience, nous nous engageons devant l’assemblée qui nous écoute à être fidèle à cette Charte constitutionnelle, nous réservant d’en jurer le maintien avec une nouvelle solennité devant les autels de celui qui pèse dans la même balance les rois et les nations… »
Ce renouvellement d’alliance, entendu par la reconnaissance et la fidélité, contient tous les secrets de l’avenir : avec la Charte, le repos ; sans elle, des malheurs.
Il me semble, Messieurs, que ce retour sur le passé jette un grand jour sur l’état actuel de la France, et nous rendra aussi plus facile la solution des questions qui nous occupent.
En effet, les lois présentées aux Chambres sont-elles conformes à l’esprit doux, confiant, libéral, qui a présidé à la rédaction de la Charte ? Notre devoir est de les adopter. Sont-elles au contraire empreintes d’un esprit d’aigreur, de défiance et de petitesses ? Notre devoir est de les rejeter.
La loi du mois de mai 1819 déterminait des peines contre les outrages à l’autorité constitutionnelle du Roi. La nouvelle loi supprime le mot constitutionnelle. Pourquoi ce retranchement ? Parce qu’il limite, dit-on, l’autorité royale, parce qu’il laisse sans défense l’autorité royale antérieure à la Charte. A une question si grave de pareilles réponses me paraissent bien faibles. Les limites dont on se plaint, qui les a tracées, si ce n’est la sagesse du Roi ? Le zèle a été là bien malencontreux ; car il ne fait autre chose que de contraindre le Roi à retirer les dons de sa bonté. Il a voulu que son pouvoir fût limité par la loi, et l’on veut que l’expression de ce pouvoir soit sans limites ; les intentions du Roi étaient confiantes, étaient libérales ; leur fait-on conserver ce beau caractère ? Mais j’entends dire que l’autorité du Roi antérieure à la Charte ne doit pas être livrée aux outrages des libellistes : qui en doute ? Mais l’article de la loi qui sagement punit les outrages à la dignité royale, n’atteignait-il pas votre but ? et s’il l’atteignait, n’a-t-on pas dû craindre, par cette imprudente suppression, de faire croire à la France que l’on prélude, par la guerre contre les mots, à la guerre contre les institutions ?
Plus j’examine cette loi, plus elle m’étonne. Je cherche d’où peut venir cet esprit de défiance, de crainte, que l’on aperçoit dans chaque article. Dans les ateliers de l’industrie comme dans les palais de la fortune, tout le monde sent le besoin de la maison de Bourbon. Messieurs, j’ai le droit de le dire, une position personnelle, dont j’ai senti tout le prix, m’a mis en relation avec toute la France, avec les individus et avec les masses, avec les chefs de l’armée et avec les chefs de l’administration ; les âmes m’ont été ouvertes, et j’ai vu dans toutes ce vÅ“u que je proclame ici comme le sentiment français. Aujourd’hui comme en 1814, comme il y a huit cents ans, la nation élèverait la même maison sur le pavois : l’unique différence entre cette époque reculée et la nôtre, c’est que toutes les mains, et non pas seulement quelques mains privilégiées, veulent toucher cet auguste pavois pour l’élever plus haut encore.
Je continue. La loi de 1819 avait déféré au jury la connaissance des délits de la presse ; la loi nouvelle la lui retire pour la rendre à la police correctionnelle. Laquelle de ces deux lois est la plus conforme à l’esprit de la Charte ? On a dit, pour excuser cette mesure rétrograde, que la Charte n’avait conservé le jury que dans l’état où il était avant la restauration ; que la connaissance des délits de la presse, attribution toute nouvelle, était une dérogation à la Charte, une loi d’exception, enfin que c’était pour rentrer dans la Charte qu’on dépouillait le jury. Quel subterfuge ! Voici l’article 65 de la Charte, et vous allez juger.
« L’institution des jurés est conservée. Les changements qu’une plus longue expérience ferait juger nécessaires ne peuvent être effectués que par une loi. »
Eh bien ! l’expérience avait prononcé : on avait reconnu que les délits de la presse n’avaient pu être prévus dans la législation précédente, puisque alors il n’y avait pas de liberté de la presse. On avait reconnu que, pour la dignité des lettres, qui honorent l’espèce humaine, l’écrivain dont le nom serait peut-être respecté dans toute la France, dans toute l’Europe, ne pouvait pas être convenablement livré à trois, ou plutôt à deux juges de police correctionnelle, placé sur la sellette de cette justice sommaire, entre une fille publique et un escroc. On avait senti qu’un tribunal aussi inférieur, et par là même si peu indépendant, n’offrait point à l’accusé, non plus qu’à la société, intéressée à protéger le faible contre le puissant, toutes les garanties nécessaires, et qu’un appel à la Cour royale, fût-il même couronné de succès, ne pouvait dédommager l’écrivain de tout ce qu’il y avait d’humiliant, de flétrissant dans la première procédure devant un tribunal de police correctionnelle. Le changement opéré par la loi de 1819 en faveur des écrivains, n’était donc que l’accomplissement d’une des promesses de la Charte sur le perfectionnement de l’institution des jurés : y voir une violation, une loi d’exception, serait trop un travers d’esprit pour qu’on pût le supposer.
La liberté de la presse doit respecter la vie privée : l’intérieur de la famille est sacré ; et les désordres mêmes qui la troublent quelquefois ne peuvent devenir sous la plume des écrivains la pâture de la malignité publique. Les fonctionnaires publics sont, à cet égard, sous la protection de la loi comme les hommes privés ; et pour que cette protection soit efficace, tout le monde invite les rédacteurs de la loi à donner carrière à leur imagination, à multiplier les précautions et les sévérités : ici la sévérité sera justice ; on y applaudira, parce qu’elle tournera au profit de l’ordre moral, au profit de l’honneur et du repos des familles, et, j’ose le dire, au profit de la vraie liberté. C’est ce que la loi de 1819 n’avait pas assez fait ; c’était la plus importante amélioration qu’on pouvait y désirer. On ne saurait comprendre pourquoi la loi nouvelle ne s’en est même pas occupée. En revanche, on a fort travaillé à garantir le repos des fonctionnaires publics. La loi de 1819 autorisait contre eux la preuve testimoniale pour les actes répréhensibles de leur administration ; la loi nouvelle retranche la preuve testimoniale et n’admet plus que les preuves écrites, émanées de la main même du coupable présumé. Et cependant, Messieurs, vous le savez tous, les prévarications, les abus du pouvoir se commettent, mais ne s’écrivent point. Un préfet, je le suppose, aura vendu une exemption quelconque ; pensez vous qu’après avoir reçu le prix de son infamie il en donnera quittance ? Un maire de village aura ordonné une détention arbitraire contre un pauvre paysan ; sera-t-il assez maladroit pour en donner l’ordre par écrit, et pour laisser des traces de sa petite tyrannie ? Si, pourtant, pour tous ces délits, et pour tant d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, vous refusez à l’écrivain qui les publie la preuve testimoniale, n’est-ce pas l’impunité que vous votez, et par l’impunité l’encouragement au crime ? Et la loi qui désarme ainsi la faiblesse, qui protège si scandaleusement l’oppresseur, serait une loi de liberté, une loi conforme à l’esprit de la Charte ? Non, Messieurs, on ne peut pas le penser, et il est dans notre devoir de la rejeter.
J’hésite d’autant moins dans ces conclusions rigoureuses, que j’ai pour moi l’autorité d’un Ministre homme de bien, qui couronna une belle vie par la mort la plus glorieuse. Je veux parler de M. de Malesherbes. Voici ce que ce grand homme écrivait cinquante-six ans avant la Charte, à des encyclopédistes qui imploraient la sévérité du pouvoir contre les journalistes d’alors.
« Mon principe de liberté n’est pas restreint à la littérature, et j’incline beaucoup à l’étendre jusqu’à la science du gouvernement, sans même excepter la critique des opérations du ministère. Je ne suis pas le maître de donner cette liberté aussi entière que je le désirerais sur les autres administrations, mais pour la mienne, personne ne peut se plaindre que je l’abandonne.
Si donc il y a quelque partie de mon administration qu’on trouve répréhensible, ceux qui s’en plaignent n’ont qu’à dire leurs raisons au public. Je les prie de ne pas me nommer, parce que ce n’est pas d’usage en France, mais ils peuvent me désigner aussi clairement qu’ils le voudront, et je leur promets toute permission. »
Croyez-vous, Messieurs, qu’un homme qui parlait un si noble langage en 1758 eût refusé d’admettre contre lui, en 1822, la preuve testimoniale. Il eût repoussé loin de lui d’aussi humiliantes précautions ; sa grande âme s’en serait indignée.
Je vote avec M. de Malesherbes le rejet de la loi (1).
Si cependant il était possible d’espérer quelques transactions, je consentirais à adopter la loi avec trois modifications.
La première, que le mot constitutionnelle serait rétabli dans l’article 2, et que l’article serait rédigé en entier, comme l’a proposé M. le comte de Bastard, dans un des amendements qu’il a soumis hier à la Chambre.
La seconde, que la preuve testimoniale, consacrée par la loi de 1819, serait admise contre les fonctionnaires publics pour les actes de leur administration.
J’ai retranché de mon opinion tout ce que je disais de relatif au jury, puisque le même noble Pair que je viens de citer a, dans son admirable opinion, épuisé cette riche question. Je le répéterais, ou je dirais moins bien que lui. Je me réserve de voter pour l’amendement qu’il a présenté à la Chambre.
Enviado por Enrique Ibañes