Premier discours contre la guerre, prononcé au club des Jacobins le 18 décembre 1791
Messieurs,
La guerre ! s’écrient la cour & le ministère, & leurs inombrables partisans. La guerre ! répète un grand nombre de bons citoyens, mus par un sentiment généreux, plus susceptibles de se livrer à l’enthousiasme du patriotisme, qu’exercés à méditer sur les ressorts des révolutions & sur les intrigues des cours. Qui osera contredire ce cri imposant ? Personne, si ce n’est ceux qui sont convaincus qu’il faut délibérer mûrement, avant de prendre une résolution décisive pour le salut de l’état, & pour la destinée de la constitution, ceux qui ont observé que c’est à la précipitatin & à l’enthousiasme d’un moment que sont dues les mesures les plus funestes qui aient compromis notre liberté, en favorisant les projets, & en augmentant la puissance de ses ennemis, qui savent que le véritable rôle de ceux qui veulent servir leur patrie, est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, & d’attendre de l’expérience le triomphe de la vérité.
Je ne viens point caresser l’opinion du moment, ni flatter la puissance dominante ; je ne viens point non plus prêcher une doctrine pusillanime, ni conseiller un lâche système de faiblesse & d’inertie ; mais je viens développer une trame profonde que je crois assez bien connaitre. je veux aussi la guerre, mais comme l’intérêt de la nation la veut : domptons nos ennemis intérieurs, marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, si alors il en existe encore.
La cour & le ministère veulent la guerre, & l’exécution du plan qu’ils proposent ; la nation ne refuse point la guerre, si elle est nécessaire pour acheter la liberté : mais elle veut la liberté & la paix, s’il est possible, & elle repousse tout projet de guerre proposé pour anéantir la liberté & la constitution, même sous le prétexte de les défendre.
C’est sous ce point de vue que je vais discuter la question. Après avoir prouvé la nécessité de rejetter la proposition ministérielle, je proposerai les véritables moyens de pourvoir à la sûreté de l’état & au maintien de la constitution.
Quelle est la guerre que nous pouvons prévoir ? Est-ce la guerre d’une nation contre d’autres nations, ou d’un roi contre d’autres roi ? Non. C’est la guerre des ennemis de la révolution française contre la révolution française. Les plus nombreux, les plus dangereux de ces ennemis sont-ils à Coblentz ? Non, ils sont au milieu de nous. Pouvons-nous craindre raisonnablement d’en trouver à la cour & dans le ministère ? Je ne veux point résoudre cette question ; mais puisque c’est à la cour & au ministère que la guerre permettrait la direction suprême des forces de l’état & les destins de la liberté, il faut convenir que la possibilité seule de ce malheur doit être mûrement pesée dans les délibérations de nos représentans.
Quand nous touchons visiblement au dénouement de toutes les trames funestes ourdies contre la constitution, depuis le moment où ses premiers fondemens furent posés jusqu’à ce jour, il est temps sans doute de sortir d’une si longue & si stupide léthargie, de jeter un coup d’oeil sur le passé, de le lier au présent, & d’apprécier notre véritable situation.
La guerre est toujours le premier voeu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. Je ne vous dirai pas que c’est pendant la guerre que le ministère achève d’épuiser le peuple & de dissiper les finances, qu’il couvre d’un voile impénétrable se déprédations & ses fautes ; je vous parlerai de ce qui touche plus directement encore le plus cher de nos intérêts. C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, & qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante ; c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils & politiques, pour ne s’occuper que des événements extérieurs, qu’il détourne son attention de ses législateurs & de ses magistrats, pour attacher tout son intérêt & toutes ses espérances à ses généraux & à ses ministres, ou plutôt aux généraux & aux ministres du pouvoir exécutif. c’est pour la guerre qu’ont été combinées, par des nobles & par des officiers militaires, les dispositions trop connues de ce code nouveau qui, dès que la France est censée en état de guerre, livre la police de nos villes frontières aux commandans militaires, & fait taire devant eux les lois qui protègent les droits des citoyens. C’est pendant la guerre que la même loi les investit du pouvoir de punir arbitrairement les soldats. C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive, & l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux, fait, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps de troubles & de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays, & font pencher la balance en faveur du parti qu’ils ont embrassé. Si ce sont des Césars ou des Cromwells, ils s’emparent eux-mêmes de l’autorité. Si ce sont des courtisans sans caractère, nuls pour le bien, mais dangereux lorsqu’ils veulent le mal, ils reviennent déposer leur puissance aux pieds de leur maître, & l’aident à reprendre un pouvoir arbitraire, à condition d’être ses premiers valets.
A Rome, quand lep euple, fatigué de la tyrannie & de l’orgueil des patriciens, réclamait ses droits par la voix des tribuns, le sénat déclarait la guerre ; & le peuple oubliait ses droits & ses injures pour voler sous les étendards des patriciens, & préparer des pompes triomphales à ses tyrans. Dans les temps postérieurs, César & Pompée faisaient déclarer la guerre pour se mettre à la tête des légions, & revenaient asservir leur patrie avec les soldats qu’elle avait armés. Vous n’êtes plus que les soldats de Pompée, & non ceux de Rome, disait Caton aux Romains qui avaient combattu, sous Pompée, pour la cause de la république. La guerre perdit la liberté de Sparte, dès qu’elle porta ses armes loin de ses frontières. La guerre, habilement provoquée & dirigée par un gouvernement perfide, fut l’écueil le plus ordinaire de tous les peuples libres.
Ce n’est point ainsi que raisonnent ceux qui, impatiens d’entreprendre la guerre, semblent la regarder comme la source de tous les biens ; car il est bien plus facile de se livrer à l’enthousias me que de consulter la raison. Aussi croit-on déjà voir le drapeau tricolore planté sur le palais des empereurs, des sultans, des papes & des rois : ce sont les propres expressions d’un écrivain patriote, qui a adopté le système que je combats. D’autres assurent quenous n’aurons pas plutôt déclaré la guerre, que nous verrons s’écrouler tous les trônes à la fois. Pour moi, qui ne puis m’empêcher de m’appercevoir de la lenteur des progrès de la liberté en France, j’avoue que je ne crois pont encore à celle des peuples abrutis & enchaînés par le despotisme. je crois autant que personne aux prodiges que peut opérer le courage d’un grand peuple qui s’élance à la conquête de la liberté du monde ; mais quand je fixe les yeux sur les circonstances réelles où nous sommes ; lorsqu’à la place de ce peuple je vois la cour, & les serviteurs de la cour ; lorsque je ne vois qu’un plan imaginé, préparé, conduit par des courtisans ; lorsque j’entends débiter avec emphase toutes ces déclamations sur la liberté universelle, à des hommes pourris dans la fange des cours, qui ne cessent de la calomnier, de la persécuter dans leur propre pays ; alors je demande au moins que l’on veuille bien réfléchir sur une question de cette importance.
Si la cour & le ministère ont intérêt à la guerre, vous allez voir qu’ils n’ont rien négligé pour nous la donner.
Quel était lepremier devoir du pouvoir exécutif ? N’était-ce pas de commencer par faire tout ce qui était en lui pour laprévenir ? Qui peut douter que si sa fidélité à la constitution eût été clairement à ses amis, à ses partisans, aux parens du roi, aucun d’eux n’eût conçu le projet de faire la guerre à la nation française, qu’aucun petit prince d’Allemagne, qu’aucune puissance étrangère n’eût été tentée de les protéger ? Mais qu’a-t-il fait pour les contenir ? Il a favorisé pendant deux années les émigrations & l’insolence des rebelles. Qu’ont fait les ministres, si ce n’est de porter des plaintes amères à l’assemblée sur toutes les précautions que la juste défiance des municipalités & des corps administratifs avait prises pour mettre une digue au torrent des émigrations & de l’exportation de nos armes & de notre numéraire? Qu’ont fait leurs partisans déclarés dans l’assemblée constituante, si ce n’est de s’opposer de toutes leurs forces à toutes les mesures proposées pour les arrêter ? N’est-ce pas le pouvoir exécutif qui, sur la fin de cette assemblée, a provoqué, par sa recommandation expresse, & obtenu par le crédit de ses affidés, la loi qui les a encouragées & portées à l’excès, en leur accordant à la fois la liberté la plus illimitée, & la protection la plus éclatante ? Qu’a-t-il fait lorsque l’opinion publique, réveillée par l’excès du mal, l’a forcé à rompre le silence sans le tirer de son inaction ? De vaines lettres où respire l’affection la plus tendre & laplus vive reconnaissance, où on réprimande les factions du ton le plus encourageant ; des proclamations ambigües, où les conspirateurs armés contre la patrie, où les chefs miliatires transfuges sont traités avec une indulgence & un intérêt qui contraste singulièrement avec les signes de ressentiment & de colère prodigués par les ministres aux citoyens & aux députés du peuple les plus zélés pour la cause piblique, mais qui répond parfaitement au zéle avec lequel les rebelles se déclarent les champions de la noblesse & de la cour. A-t-on pu obtenir des ministres qu’ils remplaçassent les officiers déserteurs, & que la patrie cessât de payer les traîtres qui méditaient de déchirer son sein ? A l’égard des puissances étrangères, que signifie d’abord ce sécret impénétrable que le ministre Montmorin affecte avec l’assemblée nationale ? Ensuite le départ du roi ; ensuite cette comédie ridicule, où on fait rendre à tous ces princes des réponses équivoques, & toutes contraires aux droits de la souveraineté nationale, trop grossièrement concertées avec la cour & les Tuileries ? Que signifie encore cette presque certitude de leurs intentions pacifiques que donne le même ministre, au moment où il s’agissait de laisser libre cours aux émigrations ? Ensuite la déclaration de leurs deseins hostiles, & ces proclamations menaçantes, & des confidences publiques que se font les cours impériales & les princes d’Allemagne de leurs projets sur la France ; & le départ du ministre équivoque & mystérieux, qui se retire sans rendre aucun compte, au moment où la défiance de la nation entière semble enfin si éveillée sur sa conduite. Enfin la nouvelle législature, cédant au cri général de la nation, prend es mesures sages & nécessaires pour éteindre le foyer de la rébellion & de la guerre, pour dissiper & punir les rebelles ; elles sont annulées par le veto royal ; on substitue à la volonté générale de bénignes & inconstitutionnelles proclamations, qui ne peuvent en imposer à ceux qui se déclarent les défenseurs de l’autorité royale. Ensuite on propose de déclarer la guerre. une loi qui ôte des appointemens & des fonctions publiques à des traîtres armés contre lapatrie ; une loi qui montre à des chefs de conspiration un châtiment tardif, s’ils ne rentrent pas dans le devoir ; cette loi, qui fait grâce à des crimes déjà commis, parait trop dure & trop cruelle ; & pour leur épargner cette disgrace, on aime mieux attirer sur la nation toutes les calamités de la guerre. Quelle clémence, juste ciel ! & quelle humanité ! Comment croire, après cela, que c’est contr’eux que cette guerre sera dirigée ?
Avant de la proposer, il fallait non seulement faire tous ses efforts pour la prévenir, mais encore user de son pouvoir pour maintenir la paix au dedans ; & les troubles éclatent de toutes parts ; & c’est la cour, c’est le ministère qui les fomente.
Lesp rêtres séditieux sont les auxiliaires & les alliés des rebelles transfuges ? l’impunité dont ils jouissent, les encouragemens qu’ils reçoivent, la malveillance qui abandonnait ou persécutait les prêtres constitutionnels, commençait à allumer le flambeau de la discorde & du fanatisme : un décret provoqué par le salut public allait réprimer ceux qui troublaient l’ordre public au nom du ciel ; mais vous les couvrez de votre égide ; vous présentez d’une main la déclaration de la guerre, de l’autre le veto qui anéantit cette loi nécessaire, & vous nous préparez à la fois à la guerre étrangère, civile & religieuse.
A quels signes plus certains peut-on reconnaître une trame ourdie par les ennemis de notre liberté ? Il faut achever de la développer, en déterminant avec plus de précision son véritable objet.
Veulent-ils ensanglanter la France, pour rétablir l’ancien régime dans toute sa difformité ? Non, ils savent bien qu’une telle entreprise serait trop difficile ; & les chefs de la faction dominance n’ont aucun intérêt de faire revivre ceux des abus de l’ancien régime qui les contrariaient. Ils ne veulent, dans l’état actuel des choses, d’autres changemensque ceux qu’exigent leur intérêt personnel & leur ambition. ceprojet n’est plus un mystère pour ceux qui ont observé avec quelque attention la conduite & les discours des agens de cette cabale, pour ceux qui les ont entendu insinuer depuis longtemps, que pour obtenir la paix & rapprocher les partis, il ne s’agirait que de transiger, comme de rétablir la noblesse & d’établir une chambre haute, composée de nobles, & même d’hommes des communes, à qui le roi conférerait la noblesse en les y admettant. Et pourquoi, en effet, le peuple montrerait-il beaucoup de répugnance pour ces modifications de l’acte constitutionnel ? Que lui importe que l’autorité suprême soit partagée entre le monarque & la noblesse ? Il est vrai que les principes de l’égalité seront anéantis ; il est vrai qu’avec le despotisme & l’aristocratie ressuscités sous d’autres formes, renaîtront toutes les injustices & tous les abus qui oppriment un peuple avili ; il est vrai que lespremières bases de la constitution étant renversées, & le patriotisme terrassé par cette honteuse défaite, l’esprit public & la liberté sont nécessairement perdus. mais enfin, en ne lui présentant d’abord que des articles qui ne paraitront pas compromettre directement son existence, en paraissant même lui garantir quelques avantages particulier, tels que la suppression de quelques monstruosités féodales & des dîmes, on espère qu’il se prêtera d’autant plus facilement à cette infâme composition, qu’on aura pris soin de le ruiner, de le décourager, de l’affamer par l’accaparement du numéraire, des subsistancesn & par tous les moyens que l’aristocratie n’a cessé de prodiguer depuis le commencement de cette révolution. Cependant, pour arriver à ce but, du point où on était, il y avait un grand intervalle à franchir ; il fallait, au dehors, des menaces de guerre & une armée de contre-révolutionnaires, pour tansiger avec eux ; il fallait au dedans un parti puissant pour donner aux rebelles une importance qu’ils n’auraient jamais eue, en divisant la nation & en préparant le succès de leur projets perfides. De là laprotection accordée par le ministère aux contre-révolutionnaires, & sa conduite ténébreuse concertée avec les puissances étrangères : de là, d’un autre côté, le système suivi de mettre dans l’exécution des décret une lenteur meurtrière, de montrer en tout une prédilection coupable pour les ennemis hypocrites ou déclarés de la constitution, qui les encourageait à se rallier contre la liberté ; de là cette affectation à prendre sous sa sauve-garde les intérêts des prêtres factieux; d’abord gaibles & impuissans ; de là cet arrêté du département de Paris, appuyé & converti en loi par le parti ministériel de l’assemblée constitutante, qui, en offrant aux prêtres réfractaires des églises, en les invitant à reprendre leurs fonctions, divisa lepeuple entre les anciens & les nouveaux pasteurs ; de là cet autre arrêté des membres du même directoire, connu par sa complaisance pour la cour, qui défend ouvertement la cause des prêtres séditieux contre l’assemblée nationale même, & contre le voeu de tous les patriotes ; de là la conduite de plusieurs corps administratifs qui ont déjà ensanglanté la patrie, & fait triompher le fanatisme & l’aristocratie dans plusier s contrées, par leur partialité déclarée en faveur de ces mêmes prêtres ; de là cette lettre perfide écrite par le ministre Lessart à tous les départemens, pour y attiser le feu des dissensions religieuses & politiques, dans le temps même où on se proposait de nous donner la guerre étrangère, sous leprétexte de consulter le voeu du peuple sur le décret rendu par ses représentans, démarche inconstitutionnelle & dangereuse qui serait déjà punie comme un crime de lèze-nation dans un pays où les crimes ministériels pourraient être punis. Pour assurer le projet de cette négociation que l’on se propose d’arracher, au milieu des troubles, à la lassitude de la nation, il fallait encore avilir l’assemblée nationale législative, afin de disposer la nation à adopter le système aristocratique des deux chambres, en la dégoûtant de la représentation actuelle. pour l’avilir, ce n’était point assez de la faire calomnier par tous les échos du ministère & des intrigans de l’ancienne législature, qui en sont les conseils & les complices ; il fallait faire en sorte qu’elle parût s’avilir elle-même, par l’influence de ce part-national qu’elle recèle dans son sein, qui tantôt lui arrache la révocation de ses plus patriotiques décrets, tantôt l’outrage dans ses membres les plus zélés pour la cause publique, & toujours la livre à un tumulte indécent, dont les députés de la noblesse & du clergé n’auraient osé donner l’exemple dans la première législature ; il fallait fermer ces comités criminels où les vils agens de la cour vont méditer chaque jour régulièrement les moyens de porter le lendemain de nouveaux coups à la liberté; & vous savez si l’on y a réussi.
Sans doute, il suffit à la nation de voir une trame coupable, pour deviner que le but ne peut qu’en être funeste ; & en divulgant ici le projet favori des ennemis de la liberté, je les place dans la situation la plus favorable ; car ce projet, tout coupable qu’il est, n’est pas plus effrayant que cette contre-révolution complette dont les forcenés, qui ne sont point initiés, ont l’extravagance de nous menacer. Cependant j’ai cru devoir à la nation, dans la plus décisive de toutes les crises, la publication de tout ce qu’une douloureuse expérience & des indices frappans m’ont appris des projets de ses ennemis. Je jure, par la liberté, que moi & plusieurs autres avons entendu des membres ci-devant nobles, qui prétendaient au titre de patriotes, proposer cette idée de chambre haute & de négociation avec les émigrans ; je jure que telle était l’opinion qu’avaient de leur dessein les députés connus par leur attachement invariable aux premiers principes de la constitution.
On peut se rappeler que M. petion, dans sa lettre à ses commettans, & à l’époque la plus désastreuse de la révolution, annonçait d’avance à la nation ce projet coupable de la coalition qui déshonora les derniers tems de la première législature. ce projet était celui de ce qu’on appelait la minorité de la noblesse presqu’entière, qui aurait démenti toutes ses habitudes & toute son éducation, si elle n’avait pas spéculé sur la révolution de la France, comme elle spéculait sur les révolution de la cour. C’était celui des nobles fondteurs du club de 1789 ; c’était celui de ces ci-devant nobles & de ces ci-devant patriotes, qui ont si long-temps édifié cette société même par les sublimes élans de leur patriotisme ; celui de tous les hommes de cette caste, qui ont cru qu’il valait mieux poursuivre la fortune en France, au sein des troubles & des intrigues, que de l’aller chercher à Coblentz. Déjà la partie de cette faction qui agitait l’assemblée constituante, tout en reconnaissant les principes généraux de l’égalité, a préparé, autant que les circonstances le permettaient, l’exécution de ce projet, par l’altération des décrets constitutionnels. Elle l’eut avancée beaucoup plus, si elle avait pu vaincre l’opiniatreté de quelques hommes qu’il était impossible de forcer à un accomodement sur les droits du peuple, & s’il n’avait fallu du temps pour fortifier les ennemis intérieurs & extérieurs de la constitution. Doutez-vous encore que le gouvernement veuille porter atteinte à la constitution ? Je vais vous en donner une démonstration complette. Si le ministère veut la constitution telle qu’elle est, pourquoi donc s’est-il formé, sous ses auspices, un parti dit ministériel, qui déclare une guerre ouverte aux patriotes ? Puisque les patriotes, aujourd’hui que la constitution est terminée, ne demandent autre chose que l’exécution fidèle des loix nouvelles, puisque tel est l’objet unique de leur surveillance, de leurs sollicitudes, de leurs continuelles réclamations, le ministère & ses partisans doivent être d’accord avec eux, & il ne doit y avoir qu’un seul parti parmi ceux qui se disent patriotes & défenseurs de la constitution. Pourquoi donc voyons-nous ces ministériels poursuivre les autres avec une animosité que ne montrent pas même les aristocrates déclarés ? Pourquoi l’assemblée législative, qui ne renferme aucun député de corporations privilégiées, composée d’hommes qui ont tous juré de maintenir la constitution, présente-t-elle l’aspect de deux armées ennemis plutôt que du sénat de la France ? Pourquoi une portion des représentans veulent-ils anéantir eux-mêmes l’assemblée dont ils sont membres ? Pourquoi cette même faction s’applique-t-elle avec un acharnement atroce, à calomnier & à dissoudre les sociétés des amis de la constitution ? Tous ces gens-là ne veulent donc pas la constitution telle qu’elle est ; ils ne veulent pas une représentation nationale unique, fondée sur l’égalité des droits ? Or puisqu’ils se rallient ouvertement sous l’étendard de la cour & du ministère, puisque c’est la cour & le ministère qui les inspirent, qui les caressent & qui les emploient, il est donc clair que la cour & leministère veulent, sinon renverser, au moins changer la constitution. Or, quel peut être ce changement, si ce n’est quelque chose de semblable du moins à ce projet de transaction que je vous ai indiqué ? Mais concevez-vous que la cour puisse adopter une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à l’exécution de son système favori ? Non. La cour vous tend donc un piège en vous laproposant : ce piège est si visible, que tous les patriotes qui ont adopté le système que je combats, ont eu besoin de se rassurer eux-mêmes en se persuadant que la cour ne voulait pas sérieusement la guerre, qu’elle cherchait les moyens de s’en dispenser, après l’avoir proposée.
Mais quand je n’aurais pas prouvé le contraire par tout ce que je viens de dire, ne suffit-il pas de voir tous les moyens qu’elle emploie pour diriger l’opinion publique vers ce parti ? Ne suffit-il pas d’entendre tous ces cris de guerre que poussen à la fois tous les ministériels, tous les écrivains périodiques qui lui sont vendus, de lire les pamphlets prodigués contre ceux qui défendent l’opinion contraire ? Ne suffit-il pas de se rappeler qu’au sein même de l’assemblée nationale, le ministre de la guerre s’est permis d’accuser les patriotes qui ne la veulent pas, pour voir qu’elle s’est mise dans l’impossibilité de ne point la faire ? La cour l’a toujours voulue ; elle la veut encore : mais elle voulait attendre le moment favorable qu’elle préparait pour la déclarer, & vous la donner de la manière la plus convenable pour ses vues ; il fallait attendre que les émigrations eussent grossi les forces rebelles, & que les puissances étrangères eussent concerté leurs mesures à cet égard ; il a fallu parer ensuite le décret sévère qui eût pu décourager & flétrir les émigrés ; mais en même temps il fallait se donner bien garde de les laisser les premiers attaquer nos frontières, car après les plaintes qui s’étaient élevées de toutes parts sur la conduite du ministre de la guerre, après la dernière marque de protection donnée aux émigrés, la nation lui aurait imputé cette attaque ; elle aurait reconnu la perfidie ; & dans les transports de son indignation, elle eût déployé une énergie qui l’eût sauvée. Il fallait avoir l’air de provoquer ensuite, par une vaine proclamation, la vengeance nationale contre ces mêmes hommes que l’on protégéeait même contre la juste sévérité des lois ; il fallait avoir la guerre, & en même-temps la confiance de la nation, qui pouvait donner les moyens de la diriger impunément vers le but de la cour. mais pour couvrir ce qu’un changement si brusque & une conduite si contradictoire, en apparence, pouvaient présenter de suspect, la bonne politique exigeait que l’on fît solliciter la démarche décisive par l’assemblée nationale. On a déjà préparé ce coup, en faisant provoquer, par des députés ministériels, le message que l’assemblée législative trompée a envoyé au roi, en abandonnant ses propres principes pour entrer, sans s’en apercevoir, dans le plan de la cour. Elle a voulu encore, que les citoyens eux-mêmes parussent devancer son propre voeu ; & en même-temps qu’elle refusait des armes aux gardes nationales, elle mettait tout en oeuvre pour faire désirer la guerre à la nation ; il n’est pas même de petits moyens qu’elle n’ait employés pour exciter l’enthousiasme dont elle avait besoin ; témoin les fausses nouvelles qu’elle a répandues ; témoin les orateurs même introduits avec affection, dans ce moment suspect, à la barre de l’assemblée.
Mais reconnaissons de sang-froid notre situation : voyez la nation divisée en trois partis ; les aristocrates, les patriotes, & ce parti mitoyen, hypocrite, qu’on nomme ministériel. Les premiers seuls n’étaient point à craindre, & la liberté était établie, quand les intrigans qui s’étaient cachés sous le masque du patriotisme, vinrent se jetter entre eux & le peuple, pour établir un système aristocratique analogue à leurs intérêts personnels. La cour & le ministère après s’être ouvertement déclaré pour les aristocrates, semble avoir adopté les formes & les projets de cette tourbe machiavélique. C’est peut-être un problème si ses chefs sont actuellement d’accord en tout avec les chefs du parti aristocratique ; mais ce qui est certain, c’est que les aristocrates étant trop faibles par eux-mêmespour renverser entièrement l’ouvrage de la révolution, se trouveront tôt ou tard assez heureux d’obtenir les avantages de la composition que les autres leur préparent, & qu’ils sont naturellement portés, par leur intérêt, à se liguer avec eux contre la cause du peuple & des patriotes. Quels sont leurs moyens pour parvenir à ce but ? La puissance des prêtres & de la superstition, la puissance non moins grande des trésors accumulés entre les mains de la cour ; l’incivisme d’un grand nombre de corps administratifs, la corruption d’une multitude de fonctionnaires publics, les progrès de l’idolâtrie & de la division, du modérantisme, de la pusillanimité, du ministérialisme au sein même de l’assemblée nationale ; les intrigues de tous les chefs de cette faction innonbrable, qui, cachant leurs vues secrètes sous le voile même de la constitution, rallient à leur système tous les hommes faibles, à qui on persuade que leur repos est attaché à la docilité avec laquelle on souffrira que les loix & la liberté soient sans cesse impunément attaquées ; tous les égoïstes favorisés de la fortune qui, aimant assez de la constitution, ce qui les égalait à ceux qui étaient au-dessus d’eux, ne peuvent consentir à reconnaitre des égaux dans ceux qu’ils regardaient comme leurs inférieurs.
Législateur patriote, à qui je réponds en ce moment, quelles précautions proposez-vous pour prévenir ces dangers, & pour combattre cette ligue ? Aucune. Toute ce que vous avez dit pour nous rassurer, se réduit à ce mot : » Que m’importe ! la liberté triomphera de tout «. Ne dirait-on pas que vous n’êtes point chargés de veiller pour assurer ce triomphe, en déconcertant les complots de ses ennemis ? La défiance, dites-vous, est un état affreux ! beaucoup moins affreux, sans doute, que la stupide confiance qui nous a causé tous nos embarras & tousnos maux, & qui nous mène au précipice. Législateurs patriotes, ne calomniez point la défiance ; laissez propager cette doctrine perfide à ces lâches intrigans qui en ont faut jusqu’ici la sauve-garde de leurs trahisons ; laissez aux brigands qui veulent envahir & profaner le temple de la liberté, le soin de combattre les dragons redoutés qui en défendent l’entrée. Est-ce à Manlius à trouver importuns les cris des oiseaux sacrés qui doivent sauver le capitole ? La défiance, quoi que vous puissiez dire, est la gardienne des droits du peuple ; elle est au sentiment profond de la liberté, ce que la jalousie est à l’amour. législateurs nouveaux,profitez du moins de l’expérience de trois années d’intrigues & de perfidie ; songez que si vos devanciers avaient senti la nécessité de cette vertu, votre tâche serait beaucoup moins difficile à remplir ; sans elle, vous êtes aussi destinés à être le jouet & la victime des hommes les plus vils & les plus corrompus, & craignez que de toutes les qualités nécessaires pour sauver la liberté, celle-là ne soit la seule qui vous manque.
Si on nous trahit, a dit encore le député patriote que je combats, le peuple est là. Oui, sans doute ; mais vous ne pouvez ignorer que l’insurrection que vous désignez ici, est un remède rare, incertain, extrême. le peuple était là, dans tous les pays libres, lorsque, malgré ses droits & sa toute puissance, des hommes habiles, après l’avoir endormi un instant, l’ont enchaîné pour des siècles. Il était là, lorsqu’au mois de juillet dernier son sang coula impunément au sein même de cette capitale ; & par quel ordre ? Le peuple est là ; mais vous, représentans, n’y êtes vous pas aussi ? Et qu’y faites-vous, si au lieu de prévoir & de déconcerter les projets de ses oppresseurs, vous ne savez que l’abandonner au droit terrible de l’insurrection, & au résultat du bouleversement des empire ? Je sais qu’il peut se rencontrer des circonstances heureuses où la foudre peut partir de ses mains pour écraser les traîtres ; mais au moins faut-il qu’il ait pu découvrir à temps leur perfidie. Il ne faut donc pas l’exorter à fermer les yeux,mais à veiller ; il ne faut pas souscrire aveuglément à tout ce que proposent ses ennemis, & leur remettre le soin de diriger le cours & de déterminer le résultat de la crise qui doit décider de sa perte ou de son salut. Voilà cependant ce que vous faites, en adoptant les projets de guerre que vous présente le ministère. Connaissez-vous un peuple qui ait conquis sa liberté, en soutenant à la fois une guerre étrangère, domestique & religieuse, sous les auspices du despotisme qui la lui avait suscitée, & dont il voulait restreindre la puissance ? Certes, ce problème politique & moral ne sera point résolu de long-temps, & cependant vous avez prétendu le résoudre par des espérances vagues & par l’exemple de la guerre d’Amérique, lorsque cet exemple seul suffit pour mettre dans leplus grand jour la légèreté de vos décisions politiques. Les Américains avaient-ils à combattre au-dedans le fanatisme & la trahison, au-dehors une ligue armée contre eux par leur propre gouvernement ? Et parce que secondés par un allié puissant, guidé par Washington, secondés par les fautes de Cornwallis, ils ont triomphé non sans peine, du despote qui leur faisait une guerre ouverte, s’ensuit-il qu’ils auraient triomphés, gouvernés par les ministres & conduit par le général de George III ? J’aimerais autant que l’on me dît que pour assurer la liberté, il était indifférent que leurs efforts fussent dirigés par Brutus ou par Arons, par les consuls de Rome ou par les fils de Tarquin.
si nous devons être trompés ou trahis, dites-vous, autant vaut déclarer la guerre que de l’attendre. Premièrement, ce n’est point là le véritable état de la question que je veux résoudre, car mon système ne tend pas simplement à attendre la guerre, mais à l’étouffer. Mais comme je veux renverser toutes les bases de votre doctrine, je vais prouver, en deux mots, que le salut de la liberté ordonnerait que l’on attednit la guerre, plutôt que d’adopter laproposition déjà faite par le ministère.
Dans le cas d’une trahison supposée, il ne reste qu’une seule ressource à la nation, comme vous l’avez bien prévu ; c’est l’explosion salutaire & subite de l’indignation du peuple français & l’attaque seule de votre territoire l’eût offerte, puisqu’alors, comme je l’ai déjà observé, les Français réveillés tout-à-coup de leur létargique confiance, eussent défendu leur liberté contre leurs ennemis, par des prodiges de courage & d’énergie ; le gouvernement, l’aristocratie l’avait bien prévu ; ils ont voulu conjurer l’orgae que les menaces du patriotisme leur avaient annoncé ; ils ont bien senti que les ministres & la cour eussent l’air de vouloir diriger eux-mêmes la foudre contre nos ennemis, afin que, redevenu l’objet de l’enthousiasme & de l’idolâtrie, le pouvoir exécutif pût exécuter à loisir & sans obstacle le plan funeste dont j’ai parlé. C’est alors que tout citoyen éclairé & énergique, qui oserait appeler le soupçon sur un ministre, un général, sera dénoncé par la faction dominante, comme un ennemi de l’état ; c’est alors que les traîtres ne cesseront de réclamer, au nom du salut public, cette confiance aveugle & cette modération meurtrière, qui a jusqu’ici assuré l’impunité de tous les conspirateurs ; c’est alors que par-tout la raison & le patriotisme seraient forcés de se taire devant le despotisme militaire, & devant l’audace des factions.
Ce n’est pas tout, quand est-ce que des hommes libres ou qui veulent l’être, peuvent déployer toutes les ressources que donne une pareille cause ? C’est lorsqu’ils combattent chez eux, pour leurs foyers, aux yeux de leurs concitoyens, de leurs femmes & de leurs enfans. C’est alors que toutes les parties de l’état peuvent venir pour ainsi dire à chaque instant, au secours les uns des autres, & par la force de l’union comme par celle du courage, réparer une première défaite & balancer tous les avantages de la discipline & de l’expérience des ennemis. C’est alors que tous les chefs forcés d’agir sous les yeux de leurs concitoyens, ne peuvent trahir ni avec succès, ni avec impunité : tous ces avantages sont perdus, dès qu’on porte la guerre, loin des regards de la patrie, dans un pays étranger, & le champ le plus libre est ouvert aux manoeuvres les plus funestes & les lus ténébreuses : ce n’est plus la nation entière qui combat pour elle-même, c’est une armée, c’est une général qui décide du destin de l’état. D’un autre côté, en portant la guerre au-dehors, vous mettez toutes les puissances ennemies dans la position la plus favorable pour vous la faire ; vous leur fournissez le prétexte qu’elles cherchaient, si elles la désiraient ; vous les y forcez, si elles ne la voulaient pas. Les plus mal intentionnés auraient au moins hésité à vous déclarer les premiers, sans aucun prétexte plausible, la plus odieuse & la plus injuste de toutes les guerres : mais si vous violez les premiers leur territoire, vous irritez les peuples mêmes de l’Allemagne, à qui vous supposez déjà des lumières & des principes qui n’ont pas encore pu se développer suffisamment chez vous, & chez qui les cruautés exercées dans le Palatinat par les généraux français ont laissé des impressions plusprofondes que n’auront pu produire encore quelques brochures prohibées, balancées par tous les moyens du gouvernement, & par toute l’influence deses partisans. Quelle ample matière nefournissez-vous pas au manifeste du chef & des autres princes de l’empire, pour en réclamer les droits & la sûreté, & pour réveiller d’antiques préjugés & des haines invétérées ? car vous sentez sans doute vous-même qu’il est impossible de regarder comme certains tous les calculs diplomatiques sur lesquels repose la garantie que vous nous donnez des dispositions favorables des princes. Ils renferment au moins deux vices capitaux ; le premier, d’avoir supposé que la conduite des despotes est toujours déterminée par l’espèce d’intérêt politique que vous leur assignez, & non par leurs passions, sur-tout par la plus impérieuse de toutes les passions, l’orgueil du despotisme & l’horreur de la liberté ; le second, d’avoir prêté à quelques-uns d’entr’eux assez de vertus & de philosophie pour mépriser les principes & les préjugés de l’aristocratie française. je ne crois pas plus à tout cela, qu’aux idées exagérées que vous vous êtes formées de la disposition actuelle de tous les sujets des monarques, à embrasser votre nouvelle constitution. j’espère bein aussi que le temps & des circonstances heureuses amèneront un jour cette grande révolution, sur-tout si vous ne faites point avorter la nôtre, à force d’imprudence & d’enthousiasme. mais ne croyez pas si facilement aux prodiges de ce genre, & reconnaissez l’adresse avec laquelle vos ministres & vos ministériels cherchent à abuser contre vous, de votre légèreté & de votre penchant à voir par-tout ce que vous désirez ; & quelqu’idée que vous vous soyez formée des intrigues des cours, songez que la vérité sera toujours au-dessus. Quel parti l’assemblée nationale doit-elle prendre contre le piège visible qu’on lui tend ? Il faut, je ne dis pas ettendre la guerre, mais faire ce qui est en notre pouvoir pournous mettre en état de ne pas la craindre, ou même pour l’étouffer. Si le pouvoir exécutif a fait tout ce qui était en lui pour nous donner la guerre, les représentans de la nation, passés ou présens, sont-ils tout-à-fait exempts de reproches à cet égard ? Pourquoi sommes-nous réduits maintenant à nous occuper de la guerre extérieure ? C’est parce qu’elle est prête à s’allumer au-dedans ; c’est parce que l’on espère nous surprendre en mauvais état de défense. De quelle cause provient ce double inconvénient ? De la malveillance du ministère, combinée avec la confiance & la faiblesse du corps législatif. Si l’assemblée montrait, non la fermeté d’un moment, mais une fermeté constante & soutenue contre les conspirateurs du dedans & du dehors ; si elle adoptait, non les mesures hostiles & dangereuses qui ne doivent avoir lieu que de puissance à puissance, mais les mesures du souverain qui punit des rebelles ; si elle faisait tout ce que les principes & le salut public lui ordonnent ; si au lieu de voir chaque ministre, après avoir usé le charlatanisme nécessaire pour éblouir un moment la nation, en la trahissant, céder la place à un successeur destiné à poursuivre l’exécution du même plan, sous un masque nouveau, la nation voyait tomber sous le glaive des loix la tête de ceux qui ont tramé la ruine de leurs pays ; si, accusé par tous les départemens de l’empire, convaincu aux yeux de tous ceux qui ont des yeux & quelque patriotisme, le dernier ministre de la guerre donnait un exemple imposant à tous ses semblables ; si, usant des moyens infinis qui sont entre ses mains, pour élever les âmes, pour fortifier & propager l’esprit public, pour s’entourer de la confiance & de l’amour du peuple, elle marquait chacune de ses journées par un bienfait public, par un encouragement donné aux patriotes, par un acte de rigueur qui terrassât le despotisme & l’aristocratie ; si elle forçait toutes les têtes rebelles à ployer sous le joug de la justice, de l’égalité & devant la majesté du peuple, en même temps qu’elle pourvoirait à la sûreté intérieure de l’état, alors vous verriez entrer dans le néant cette ligue insolente dont toute l’audace tient aux ressoucres que votre faiblesse lui laisse dans l’intérieur de l’empire. Voilà donc les conseils que vous devez lui donner, & que vous devez réaliser autant qu’il est en vous. A Coblentz, dites-vous, à Coblentz ! Comme si les représentants du peuple pouvaient remplir toutes leurs obligations envers lui, en lui faisant présent de la guerre. c’est à Coblentz qu’est le danger ? Non, Coblentz n’est point une seconde Carthage ; le siège du mal n’est point à Coblentz, il est au milieu de nous, il est dans votre sein. Avant de courir à Coblentz, mettez-vous au moins en état de faire la guerre. Est-ce au moment où tout retentit encore des plaintes élevées de toutes les parties de la France, contre le plan formé & exécuté par le ministère, de désarmé vos gardes nationales, de confier le commandement de vos troupes à des officiers suspects, de laisser vos régimens sans chefs, une parties de vos frontières sans défense, en même-tems qu’il souffle la discorde au-dedans, que vous devez vous engager dans une expédition dont vous ne connaissez ni le plan, ni les causes secrètes, ni les conséquences ? Eh quoi ! le ministre n’a pas même daigné vous faire part de ses relantions avec les puissances étrangères ! il garde un silence mystérieux sur tout ce qu’il vous importe le plus de connaitre ! Il n’a pas daigné vous communiquer même les réquisitions qu’il prétend avoir faites, & vous allez entreprendre la guerre, parce qu’un courtisan nouveau, succédant à un autre courtisan, a fait retentir à vos oreilles le jargon constitutionnel dont ses prédécesseurs n’avaient pas été moins prodigues ? Eh ! ne ressemblez-vous pas à un homme qui court incendier la maison de son ennemi, au moment où le feu prend à la sienne ?
Je me résume. Il ne faut point déclarer la guerre actuellement. Il faut avant tout faire fabriquer par-tout des armes sans relâche ; il faut armer la gardes nationales ; il faut armer le peuple, ne fût-ce que de piques ; il faut prendre des mesures sévères & différentes de celles qu’on a adoptées jusque ici,pour qu’il ne dépende pas des ministres de négliger impunément ce qu’exige la sûreté de l’état ; il faut soutenir la dignité du peuple, & défendre ses droits trop négligés. Il faut veiller au fidèle emploi des finances, couvertes encore de ténèbres, au lieu d’achever de les ruiner par une guerre imprudente, à laquelle le système seul de nos assignats serait un obstacle, si on l aportait chez les étrangers ; il faut pinir les ministres coupables, & persister dans la résolution de réprimer les prêtres séditieux.
Si, en dépit de la raison & de l’intérêt public, la guerre était déjà résolue, il faudrait au moins s’épargner la honte de la faire suivant l’impulsion & le plan de la cour. Il faudrait commencer par mettre en état d’accusation le dernier ministre de la guerre, afin que son successeur comprît que l’oeil du peuple est fixé sur lui ; il faudrait commencer par faire le procès aux rebelles, & mettre leurs biens en séquestre, afin que nos soldats ne parussent pas des adversaires qui vont combattre des guerriers armés pour la cause du roi contre une faction opposée : mais des ministres de la justice nationales, qui vont punir des coupables. Mais si, en décidant la guerre, vous ne paraissez qu’adopter l’esprit de vos ministres ; si, au premier aspect du chef du pouvoir exécutif, les représentans du peuple se prosternent devant lui ; s’ils couvrent d’applaudissements prématurés & serviles le premier agent qu’il leur présente ; s’ils donnent à la nation l’exemple de la légèreté, de l’idolâtrie, de la crédulité ; s’ils l’entretiennent dans une erreur dangereuse, en lui montrant le prince ou ses agens comme leurs libérateurs, alors comment espérez-vous que lepeuple sera plus vigilant que ceux qu’il a chargé de veiller pour lui, plus dévoués que ceux qui devaient se dévouer pour sa cause, plus sage que les sages mêmes qu’il a choisis ?
Ne nous dites donc plus que la nation veut la guerre. La nation veut que les efforts de ses ennemis soient confondus & que ses représentans défendent ses intérêts : la guerre est à ses yeux un remède extrême dont elle désire être dispensée : c’est à vous d’éclairer l’opinion publique, & il suffit de lui présenter la vérité & l’intérêt général pour les faire triompher. La grandeur d’un représentant du peuple n’est pas de caresser l’opinion momentanée qu’excitent les intrigues des gouvernemens, mais que combat la raison sévère, & que de longues calamités démentent. Elle consite quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des préjugés & des factions. Il doit confier le bonheur public à la sagesse, le sien à sa vertu, sa gloire aux honnêtes gens & à la postérité.
Au reste, nous touchons à une crise décisive pour notre révolution ; de grands événemens vont se succéder avec rapidité. Malheur à ceux qui, dans cette circonstance, n’immoleront pas au salut public l’esprit de parti, leurs passions & leurs préjugés mêmes ! J’ai voulu payer aujourd’hui à ma patrie la dernière dettes peut-être que j’avais contractée avec elle. Je n’espère pas que mes paroles soient puissantes en ce moment ; je souhaite que ce ne soit point l’expérience qui justifie mon opinion : mais dans ce cas-là même, une consolation me restera ; je pourrai attester mon pays que je n’aurai point contribué à sa ruine.
Prononcé au club des Jacobins le 2 janvier 1792
Les plus grandes questions qui agitent les hommes ont souvent pour base un malentendu ; il y en a, si je ne me trompe, même dans celle-ci ; il suffit de le faire cesser, et tous les bons citoyens se rallieront aux principes et à la vérité.
Des deux opinions qui ont été balancées dans cette Assemblée, l’une a pour elle toutes les idées qui flattent l’imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l’enthousiasme, et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l’opinion ; l’autre n’est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première ; pour être utile, il faut soutenir la seconde, avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire : c’est pour celle-ci que je me déclare.
Ferons-nous la guerre, ou ferons-nous la paix ? Attaquerons-nous nos ennemis, ou les attendrons-nous dans nos foyers ? Je crois que cet énoncé ne présente pas la question sous tous ses rapports et dans toute son étendue. Quel parti la nation et ses représentants doivent-ils prendre, dans les circonstances où nous sommes, à l’égard de nos ennemis intérieurs et extérieurs ?
Voilà le véritable point de vue sous lequel on doit l’envisager, si l’on veut l’embrasser tout entière, et la discuter avec toute l’exactitude qu’elle exige. Ce qui importe, par-dessus tout, quel que puisse être le fruit de nos efforts, c’est d’éclairer la nation sur ses véritables intérêts et sur ceux de ses ennemis ; c’est de ne pas ôter à la liberté sa dernière ressource, en donnant le change à l’esprit public dans ces circonstances critiques.
Je tâcherai de remplir cet objet en répondant principalement à l’opinion de M. Brissot.
Certes, j’aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d’en raconter d’avance toutes les merveilles. Si j’étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j’aurais envoyé, dès longtemps, une armée en Brabant, j’aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves ; ces expéditions sont fort de mon goût.
Je n’aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles, je leur aurais ôté jusqu’à la volonté de se rassembler ; je n’aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous de les protéger et de nous susciter au dedans des dangers plus sérieux.
Mais dans les circonstances où je trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l’on fera sera celle que l’enthousiasme nous promet ; je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances, et pourquoi ?
C’est là, c’est dans notre situation tout extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards ; mais j’ai prouvé, ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d’un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté ; je vous en ai montré le but ; je vous ai indiqué les moyens d’exécution ; d’autres vous ont prouvé qu’elle n’était qu’un piège visible.
Un orateur, membre de l’Assemblée constituante, vous a dit, à cet égard, des vérités de fait très importantes ; il n’est personne qui n’ait aperçu ce piège, en songeant que c’était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles. qu’on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps qu’on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux.
Vous êtes convenu vous-même que la guerre plaisait aux émigrés, qu’elle plaisait au ministère, aux intrigants de la Cour, à cette faction nombreuse dont les chefs, trop connus, dirigent, depuis longtemps, toutes les démarches du pouvoir exécutif ; toutes les trompettes de l’aristocratie et du gouvernement en donnent à la fois le signal.
Enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la Cour, depuis le commencement de cette révolution, n’a pas toujours été en opposition avec les principes de l’égalité et le respect pour les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s’il était de bonne foi ; quiconque pourrait dire que la Cour propose une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à son plan, ne donnerait pas une idée plus avantageuse de son jugement.
Or, pouvez-vous dire qu’il soit indifférent au bien de l’Etat que l’entreprise de la guerre soit dirigée par l’amour de la liberté ou par l’esprit du despotisme, par la fidélité ou par la perfidie ?
Cependant qu’avez-vous répondu à tous ces faits décisifs ? Qu’avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons ? Votre réponse à ce principe fondamental de toute cette discussion fait juger tout votre système.
La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un état affreux : elle empêche les deux pouvoirs d’agir de concert ; elle empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif, attiédit son attachement, relâche sa soumission.
La défiance est un état affreux ! Est-ce là le langage d’un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix ? Elle empêche les deux pouvoirs d’agir de concert ! Est-ce encore vous qui parlez ici ?
Quoi ! c’est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher ; et ce n’est pas sa volonté propre ? Quoi ! c’est le peuple qui doit croire aveuglément aux démonstrations du pouvoir exécutif ; et ce n’est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des démonstrations, mais par des faits ?
La défiance attiédit son attachement ! Et à qui donc le peuple doit-il de l’attachement ? est-ce à un homme ? est-ce à l’ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté ?
Elle relâche sa soumission . A la loi sans doute. En a-t-il manqué jusqu’ici ? Qui a le plus de reproches à se faire à cet égard, ou de lui, ou de ses oppresseurs ? Si ce texte a excité ma surprise, elle n’a pas diminué, je l’avoue, quand j’ai entendu le commentaire par lequel vous l’avez développé dans votre dernier discours.
Vous nous avez appris qu’il fallait bannir la défiance, parce qu’il y avait eu un changement dans le ministère. Quoi ! c’est vous, qui avez de la philosophie et de l’expérience ; c’est vous que j’ai entendu vingt fois dire, sur la politique et sur l’esprit immortel des cours, tout ce que pense là-dessus tout homme qui a la faculté de penser ; c’est vous qui prétendez que le ministère doit changer avec un ministre !
Personne ne doute aujourd’hui qu’il existe une ligue puissante et dangereuse contre l’égalité et contre les principes de notre liberté : on sait que la coalition qui porta des mains sacrilèges sur les bases de la Constitution s’occupe avec activité des moyens d’achever son ouvrage ; qu’elle domine à la Cour, qu’elle gouverne les ministres.
Vous êtes convenu qu’elle avait le projet d’étendre encore la puissance ministérielle, et d’aristocratiser la représentation nationale : vous nous avez priés de croire que les ministres et la Cour n’avaient rien de commun avec elle ; vous avez démenti, à cet égard, les assertions positives de plusieurs orateurs et l’opinion générale ; vous vous êtes contenté d’alléguer que des intrigants ne pouvaient porter aucune atteinte à la liberté.
Ignorez-vous que ce sont les intrigants qui font le malheur des peuples ? Ignorez-vous que des intrigants, secondés par la force et par les trésors du gouvernement, ne sont pas à négliger ? que vous-même vous vous êtes fait une loi jadis de poursuivre avec chaleur une partie de ceux dont il est ici question ?
Ignorez-vous que depuis le départ du roi, dont le mystère commence à s’éclaircir, ils ont eu le pouvoir de faire rétrograder la révolution, et de commettre impunément les plus coupables des attentats contre la liberté ? D’où vous vient donc tout à coup tant d’indulgence ou de sécurité ?
Ne vous alarmez pas, nous a dit le même orateur, si cette faction veut la guerre ; ne vous alarmez pas si, comme elle, la Cour et les ministres veulent la guerre ; si les papiers, que le ministre soudoie prêchent la guerre : les ministres, à la vérité, se joindront toujours aux modérés contre les patriotes, mais ils se joindront aux patriotes et aux modérés contre les émigrants.
Quelle rassurante et lumineuse théorie ! Les ministres, vous en convenez, sont les ennemis des patriotes ; les modérés, pour lesquels ils se déclarent, veulent rendre notre constitution aristocratique ; et vous voulez que nous adoptions leurs projets ?
Les ministres soudoient, et c’est vous qui le dites, des papiers dont l’emploi est d’éteindre l’esprit public, d’effacer les principes de la liberté, de vanter les plus dangereux de ses ennemis, de calomnier tous les bons citoyens, et vous voulez que je me fie aux principes des ministres ?
Vous croyez que les agents du pouvoir exécutif sont plus disposés à adopter les maximes de l’égalité et à défendre les droits du peuple dans toute leur pureté, qu’à transiger avec les membres de la dynastie, avec les amis de la Cour, aux dépens du peuple et des patriotes, qu’ils appellent hautement des factieux!
Mais les aristocrates de toutes les nuances demandent la guerre ; mais tous les échos de l’aristocratie répètent aussi le cri de guerre : il ne faut pas non plus se défier, sans doute, de leurs intentions.
Pour moi, j’admire votre bonheur et ne l’envie pas. Vous étiez destiné à défendre la liberté sans défiance, sans déplaire à ses ennemis, sans vous trouver en opposition ni avec la cour, ni avec les ministres, ni avec les modérés. Comme les routes du patriotisme sont devenues pour vous faciles et riantes !
Pour moi, j’ai trouvé que plus on avançait dans cette carrière, plus ou rencontrait d’obstacles et d’ennemis, plus on se trouvait abandonné de ceux avec qui on y était entré ; et j avoue que, si je m’y voyais environné des courtisans, des aristocrates, des modérés, je serais au moins tenté de me croire en assez mauvaise compagnie.
Ou je me trompe ou la faiblesse des motifs par lesquels vous avez voulu nous rassurer sur les intentions de ceux qui nous poussent à la guerre est la preuve la plus frappante qui puisse les démontrer. Loin d’aborder le véritable état de la question, vous l’avez toujours fui. Tout ce que vous avez dit est donc hors de la question. Votre opinion n’est fondée que sur des hypothèses vagues et étrangères.
Que nous importent, par exemple, vos longues et pompeuses dissertations sur la guerre américaine ? Qu’y a-t-il de commun entre la guerre ouverte qu’un peuple fait à ses tyrans, et un système d’intrigue conduit par le gouvernement même contre la liberté naissante ?
Si les Américains avaient triomphé de la tyrannie anglaise en combattant sous les drapeaux de l’Angleterre et sous les ordres de ses généraux contre ses propres alliés, l’exemple des Américains serait bon à citer : on pourrait même y joindre celui des Hollandais et des Suisses, s’ils s’étaient reposés sur le duc d’Albe et sur les princes d’Autriche et de Bourgogne du soin de venger leurs outrages et d’assurer leur liberté.
Que nous importent encore les victoires rapides que vous remportez à la tribune sur le despotisme et sur l’aristocratie de l’univers ?
Comme si la nature des choses se pliait si facilement à l’imagination d’un orateur !
Est-ce le peuple ou le génie de la liberté qui dirigera le plan qu’on nous propose ? C’est la Cour, ce sont ses officiers, ce sont ses ministres. Vous oubliez toujours que cette donnée change toutes les combinaisons.
Il résulte de ce que je viens de dire, qu’il pourrait arriver que l’intention de ceux qui demandent et qui conduiraient la guerre ne fût pas de la rendre fatale aux ennemis de notre révolution et aux amis du pouvoir absolu des rois : n’importe, vous vous chargez vous-mêmes de la conquête de l’Allemagne, d’abord ; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voisins ; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-mêmes que cette pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhétorique.
Nos généraux, conduits par vous, ne sont plus que les missionnaires de la Constitution ; notre camp, qu’une école de droit public ; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l’exécution de ce projet, volent au-devant de nous. Non pour nous repousser, mais pour nous écouter.
Il est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions ; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive.
Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes. dans l’éducation des peuples. Le despotisme même déprave l’esprit des hommes jusqu’à s’en faire adorer, et jusqu’à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord.
La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis.
J’ai dit qu’une telle invasion pourrait réveiller l’idée de l’embrasement du Palatinat et des dernières guerres, plus facilement qu’elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce que la masse du peuple, dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre Constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent démentent tout ce qu’on raconte de l’ardeur avec laquelle elles soupirent après notre Constitution et nos armées.
Avant que les effets de notre révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu’elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de l’avoir nous-mêmes conquise, c’est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier ; c’est se former des choses une idée exagérée et absurde, de penser que, dès le moment où un peuple se donne une Constitution, tous les autres répondent au même instant à ce signal.
Je suis loin de prétendre que notre révolution n’influera pas dans la suite sur le sort du globe, plus tôt même que les apparences actuelles ne semblent l’annoncer.
A Dieu ne plaise que je renonce à une si douce espérance ! Mais je dis que ce ne sera pas aujourd’hui ; je dis que cela n’est pas du moins prouvé, et que, dans le doute, il ne faut pas hasarder notre liberté ; je dis que, dans tous les temps, pour exécuter une telle entreprise avec succès, il faudrait le vouloir, et que le gouvernement qui en serait chargé. que ses principaux agents ne le veulent pas, et qu’ils l’ont hautement déclaré.
Enfin, voulez-vous un contrepoison sûr à toutes les illusions que l’on vous présente ? Réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions. Dans des Etats constitués, comme presque tous les pays d’Europe, il y a trois puissances : le monarque les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul.
S’il arrive une révolution dans ce pays, elle ne peut être que graduelle ; elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s’accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque.
C’est ainsi que parmi vous ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la révolution ; ensuite le peuple a paru. Ils s’en sont repentis, ou du moins ils ont voulu arrêter !a révolution, lorsqu’ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté ; mais ce sont eux qui l’ont commencée ; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la nation serait encore sous le joug du despotisme.
D’après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations d’Europe en général ; car, chez elles, loin de donner le signal de l’insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, tout aussi ennemis du peuple et de l’égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement, pour retenir le peuple dans l’ignorance et dans les fers, et pour échapper à la déclaration des droits.
Comment peut-on, sur des calculs aussi incertains que ceux-là, compromettre les destinées de la France et de tous les peuples ?
Je ne connais rien d’aussi léger que l’opinion de M. Brissot à cet égard, si ce n’est l’effervescence philanthropique de M. Anacharsis Cloots. Je réfuterai en passant, et par un seul mot, le discours étincelant de M. Anacharsis Cloots ; je me contenterai de lui citer un trait de ce sage de la Grèce, de ce philosophe voyageur dont il a emprunté le nom. C’est, je crois, cet Anacharsis grec qui se moquait d’un astronome qui, en considérant le ciel avec trop d’attention, était tombé dans une fosse qu’il n’avait point aperçue sur la terre.
Eh bien ! l’Anacharsis moderne, en voyant dans le soleil des taches pareilles à celles de notre Constitution, en voyant descendre du ciel l’ange de la liberté pour se mettre à la tête de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l’univers, n’a pas vu sous ses pieds un précipice où l’on veut entraîner le peuple français.
Puisque l’orateur du genre humain pense que la destinée de l’univers est liée à celle de la France, qu’il défende avec plus de réflexion les intérêts de ses clients, ou qu’il craigne que le genre humain ne lui retire sa procuration.
Laissez donc, laissez toutes ces trompeuses déclamations, ne nous présentez pas l’image touchante du bonheur, pour nous entraîner dans des maux réels ; donnez-nous moins de descriptions agréables, et de plus sages conseils.
Vous pouvez même vous dispenser d’entrer dans de si longs détails sur les ressources, sur les intérêts. sur les passions des princes et des gouvernements actuels de l’Europe. Vous m’avez reproché de ne les avoir pas assez longuement discutés.
Non. Je n’en ferai rien encore :
1 º parce que ce n’est point sur de pareilles conjectures, toujours incertaines de leur nature, que je veux asseoir le salut de ma patrie ;
2º parce que celui qui va jusqu’à dire que toutes les puissances de l’Europe ne pourraient pas, de concert avec nos ennemis intérieurs, entretenir une armée pour favoriser le système d’intrigue dont j’ai parlé, avance une proposition qui ne mérite pas d’être réfutée ;
3º enfin, parce que ce n’est point là le noeud de la question.
Car je soutiens et je prouverai que, soit que la Cour et que la coalition qui la dirige fassent une guerre sérieuse, soit qu’elles s’en tiennent aux préparatifs et aux menaces, elles auront toujours avancé le succès de leurs véritables projets.
Epargnez-vous donc au moins toutes les contradictions que votre système présente à chaque instant : ne nous dites pas tantôt qu’il ne s’agit que d’aller donner la chasse à 20 ou 30 lieues » aux chevaliers de Coblentz » et de revenir triomphants, tantôt qu’il ne s’agit de rien moins que de briser les fers des nations.
Ne nous dites pas tantôt que tous les princes de l’Europe demeureront spectateurs indifférents de nos démêlés avec les émigrés et de nos incursions sur le territoire germanique, tantôt que nous renverserons le gouvernement de tous ces princes.
Mais j’adopte votre hypothèse favorite, et j’en tire un raisonnement auquel je défie tous les partisans de votre système de répondre d’une manière satisfaisante.
Je leur propose ce dilemme : ou bien nous pouvons craindre l’intervention des puissances étrangères, et alors tous vos calculs sont en défaut, ou bien les puissances étrangères ne se mêleront en aucune manière de votre expédition ; dans ce dernier cas, la France n’a donc d’autre ennemi à craindre que cette poignée d’aristocrates émigrés auxquels elle faisait à peine attention il y a quelque temps : or, prétendez-vous que cette puissance doive nous alarmer ? et, si elle était redoutable, ne serait-ce pas évidemment par l’appui que lui prêteraient nos ennemis intérieurs pour lesquels vous n’avez nulle défiance ?
Tout vous prouve donc que cette guerre ridicule est une intrigue de la cour et des factions qui nous déchirent ; leur déclarer la guerre sur la foi de la Cour, violer le territoire étranger, qu’est-ce autre chose que seconder leurs vues ?
Traiter comme une puissance rivale des criminels qu’il suffit de flétrir, de juger, de punir par contumace; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d’étaler aux yeux de l’univers La Fayette tout entier, qu’est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu’ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent ?
La Cour et les factieux ont sans doute des raisons d’adopter ce plan : quelles peuvent être les nôtres ? L’honneur du nom français, dites-vous.
Juste ciel ! La nation française déshonorée par cette tourbe de fugitifs aussi ridicules qu’impuissants, qu’elle peut dépouiller de leurs biens, et marquer, aux yeux de l’univers, du sceau du crime et de la trahison ! Ah ! la honte consiste à être trompé par les artifices grossiers des ennemis de notre liberté. La magnanimité, la sagesse, la liberté, le bonheur, la vertu, voilà notre honneur.
Celui que vous voulez ressusciter est l’ami, le soutien du despotisme ; c’est l’honneur des héros de l’aristocratie, de tous les tyrans, c’est l’honneur du crime, c’est un être bizarre que je croirais né de je ne sais quelle union monstrueuse du vice et de la vertu, mais qui s’est rangé du parti du premier pour égorger sa mère ; il est proscrit de la terre de la liberté ; laissez cet honneur, ou reléguez-le au delà du Rhin ; qu’il aille chercher un asile dans le crieur ou dans la tête des princes et des chevaliers de Coblentz.
Est-ce donc avec cette légèreté qu’il faut traiter des plus grands intérêts de l’Etat ?
Avant de vous égarer dans la politique et dans les Etats des princes de l’Europe, commencez par ramener vos regards sur votre position intérieure ; remettez l’ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs. Mais vous prétendez que ce soin ne doit pas même vous occuper, comme si les règles ordinaires du bon sens n’étaient pas faites pour les grands politiques.
Remettre l’ordre dans les finances, en arrêter la déprédation, armer le peuple et les gardes nationaux, faire tout ce que le gouvernement a voulu empêcher jusqu’ici, pour ne redouter ni les attaques de nos ennemis, ni les intrigues ministérielles, ranimer par des lois bienfaisantes, par un caractère soutenu d’énergie, de dignité, de sagesse, l’esprit public et l’horreur de la tyrannie, qui seule peut nous rendre invincibles contre tous nos ennemis, tout cela ne sont que des idées ridicules ; la guerre, la guerre, dès que la Cour la demande ; ce parti dispense de tout autre soin, on est quitte envers le peuple dès qu’on lui donne la guerre : la guerre contre les justiciables de la Cour nationale, ou contre des princes allemands ; confiance, idolâtrie pour les ennemis du dedans.
Mais que dis-je ? En avons-nous, des ennemis du dedans ? Non, vous n’en connaissez pas, vous ne connaissez que Coblentz. N’avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz ? Il n’est donc pas à Paris ? Il n’y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n’est pas loin de nous ?
Quoi ! Vous osez dire que ce qui a fait rétrograder la révolution, c’est la peur qu’inspirent à la nation les aristocrates fugitifs qu’elle a toujours méprisés ; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres !
Apprenez donc qu’au jugement de tous les Français éclairés, le véritable Coblentz est en France, que celui de l’évêque de Trèves n’est que l’un des ressorts d’une conspiration profonde tramée contre la liberté, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous.
Si vous ignorez tout cela, vous êtes étrangers à tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous ? pourquoi détourner l’attention publique de nos ennemis les plus redoutables, pour la fixer sur d’autres objets, pour nous conduire dans le piège où ils nous attendent ?
D’autres personnes, sentant vivement la profondeur de nos maux, et connaissant leur véritable cause, se trompent évidemment sur le remède. Dans une espèce de désespoir, ils veulent se précipiter sur la guerre étrangère, comme s’ils espéraient que le mouvement seul de la guerre nous rendra la vie, ou que de la confusion générale sortiront enfin l’ordre et la liberté. Ils commettent la plus funeste des erreurs, parce qu’ils ne discernent pas les circonstances et confondent des idées absolument distinctes.
Il est dans les révolutions des mouvements contraires et des mouvements favorables à la liberté, comme il est dans les maladies des crises salutaires et des crises mortelles.
Les mouvements favorables sont ceux qui sont dirigés directement contre les tyrans, comme l’insurrection des Américains, ou comme celle du 14 juillet; mais la guerre au dehors, provoquée, dirigée par le gouvernement dans les circonstances où nous sommes, est un mouvement à contre-sens, c’est une crise qui peut conduire à la mort du corps politique.
Une telle guerre ne peut que donner le change à l’opinion publique, faire diversion aux justes inquiétudes de la nation, et prévenir la crise favorable que les attentats des ennemis de la liberté auraient pu amener. C’est sous ce rapport que j’ai d’abord développé les inconvénients de la guerre.
Pendant la guerre étrangère, le peuple, comme je l’ai déjà dit, distrait par les événements militaires des délibérations politiques qui intéressent les bases essentielles de sa liberté, prête une attention moins sérieuse aux sourdes manoeuvres des intrigants qui les minent, du pouvoir exécutif qui les ébranle, à la faiblesse ou à la corruption des représentants qui ne les défendent pas.
Cette politique fut connue de tout temps, et, quoi qu’en ait dit M. Brissot, il est applicable et frappant, l’exemple des aristocrates de Rome que j’ai cité : quand le peuple réclamait ses droits contre les usurpations du sénat et des patriciens, le sénat déclarait la guerre, et le peuple, oubliant ses droits et ses outrages, ne s’occupait que de la guerre, laissant au sénat son empire, et préparait de nouveaux triomphes aux patriciens.
La guerre est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d’événements ; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d’un voile plus épais et presque sacré ; elle est bonne pour la Cour, elle est bonne pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant ; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés, qui gouvernent la France.
Cette faction peut placer ses héros et ses membres à la tête de l’armée ; la Cour peut confier les forces de l’Etat aux hommes qui peuvent la servir dans l’occasion avec d’autant plus de succès qu’on leur aura travaillé une espèce de réputation de patriotisme ; ils gagneront les coeurs et la confiance des soldats pour les attacher plus fortement à la cause du royalisme et du modérantisme ; voilà la seule espèce de séduction que je craigne pour les soldats : ce n’est pas sur une désertion ouverte et volontaire de la cause publique qu’il faut me rassurer.
Tel homme qui aurait horreur de trahir la patrie peut être conduit par des chefs adroits à porter le fer dans le sein des meilleurs citoyens ; le mot perfide de républicain et de factieux, inventé par la secte des ennemis hypocrites de la Constitution, peut armer l’ignorance trompée contre la cause du peuple.
Or, la destruction du parti patriotique est le grand objet de tous les complots ; dès qu’une fois il l’ont anéanti, que reste-t-il, si ce n’est la servitude ? Ce n’est pas une contre-révolution que je crains ; ce sont les progrès des faux principes, de l’idolâtrie, et la perte de l’esprit public.
Or, croyez-vous que ce soit un médiocre avantage pour la Cour et pour le parti dont je parle, de cantonner les soldats, de les camper, de les diviser en corps d’armée, de les isoler des citoyens, pour substituer insensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire et d’honneur, l’esprit d’obéissance aveugle et absolue, l’ancien esprit militaire enfin, à l’amour de la liberté, aux sentiments populaires qui étaient entretenus par leur communication avec le peuple ?
Quoique l’esprit de l’armée soit encore bon en général, devez-vous vous dissimuler que l’intrigue et la suggestion ont obtenu des succès dans plusieurs corps, et qu’il n’est plus entièrement ce qu’il était dans les premiers jours de la révolution ?
Nos généraux, dites-vous, ne nous trahiront pas ; et si nous étions trahis, tant mieux ! Je ne vous dirai pas que je trouve singulier ce goût pour la trahison ; car je suis en cela parfaitement de votre avis.
Oui, nos ennemis sont trop habiles pour nous trahir ouvertement, comme vous l’entendez ; l’espèce de trahison que nous avons à redouter, je viens de vous la développer, celle-là n’avertit point la vigilance publique ; elle prolonge le sommeil du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne ; celle-là ne laisse aucune ressource : celle-là,… tous ceux qui endorment le peuple en favorisent le succès ; et remarquez bien que, pour y parvenir, il n’est même pas nécessaire de faire sérieusement la guerre ; il suffit de nous constituer sur le pied de guerre ; il suffit de nous entretenir de l’idée d’une guerre étrangère : n’en recueillit-on d’autre avantage que les millions qu’on se fait compter d’avance, on n’aurait pas tout à fait perdu sa peine.
Ces 20 millions, surtout dans le moment où nous sommes, ont au moins autant de valeur que les adresses patriotiques où l’on prêche au peuple la confiance et la guerre, Je décourage la nation, dites-vous ; non, je l’éclaire ; éclairer des hommes libres, c’est réveiller leur courage, c’est empêcher que leur courage même ne devienne l’écueil de leur liberté ; et, n’eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d’arrêter les élans d’un enthousiasme dangereux, j’aurais avancé l’esprit public et servi la patrie.
Vous avez dit encore que j’avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté, Non, ce n’est point le courage des Français dont je me méfie, c’est la perfidie de leurs ennemis que je crains ; que la tyrannie les attaque ouvertement, ils seront invincibles ; mais le courage est inutile contre l’intrigue.
Vous avez été étonné, avez-vous dit, d’entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m’attendais pas à un pareil reproche.
D’abord, apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple ; jamais je n’ai prétendu à ce titre fastueux ; je suis du peuple, je n’ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise quiconque a la prétention d’être quelque chose de plus.
J’ai avili le peuple ! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre ; que j’ignore l’art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs : mais en revanche, c’est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas peuple, en défendant, presque seul, les droits des citoyens pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs ; c’est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions, qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens.
C’est moi qui défendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus ; qui soutint contre l’orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l’humanité et de l’ordre social allaient toujours en décroissant, avec les besoins factices et l’égoïsme, depuis le trône jusqu’à la chaumière ; c’est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre. orgueilleux même, pour être juste.
Le vrai moyen de témoigner son respect pour le peuple n’est point de l’endormir en lui vantant sa force et sa liberté, c’est de le défendre, c’est de le prémunir contre ses propres défauts ; car le peuple même en a. Le peuple est là, est dans ce sens un mot très dangereux.
Lorsqu’il s’éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui ; le despotisme se prosterne contre terre, et contrefait le mort, comme un animal lâche et féroce à l’aspect du lion ; mais bientôt il se relève ; il se rapproche du peuple d’un air caressant ; il substitue la ruse à la force ; on le croit converti ; on a entendu sortir de sa bouche le mot de liberté : le peuple s’abandonne à la joie, à l’enthousiasme ; on accumule entre ses mains des trésors immenses, on lui livre la fortune publique ; on lui donne une puissance colossale ; il peut offrir des appâts irrésistibles à l’ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime.
Le peuple ne reconnaît les traîtres que lorsqu’ils lui ont déjà fait assez de mal pour le braver impunément. A chaque atteinte portée à sa liberté, on l’éblouit par des prétextes spécieux, on le séduit par des actes de patriotisme illusoires, on trompe son zèle et on égare son opinion par le jeu de tous les ressorts de l’intrigue et du gouvernement, on le rassure en lui rappelant sa force et sa puissance.
Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de l’égalité est entièrement formée, où les dépositaires de l’autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d’influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti.
Voilà la nation placée entre la servitude et la guerre civile. On avait montré au peuple l’insurrection comme un remède ; mais ce remède extrême est-il même possible ?
Il est impossible que toutes les parties d’un empire, ainsi divisé, se soulèvent à la fois ; et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte ; la loi la punit, et la loi serait entre les mains des conspirateurs. Si le peuple est souverain, il ne peut exercer sa souveraineté, il ne peut se réunir tout entier, et la loi déclare qu’aucune section du peuple ne peut pas même délibérer.
Que dis-je ? Alors l’opinion, la pensée, ne serait pas même libre. Les écrivains seraient vendus au gouvernement ; les défenseurs de la liberté qui oseraient encore élever la voix ne seraient regardés que comme des séditieux ; car la sédition est tout signe d’existence qui déplaît au plus fort ; il. boiraient la ciguë, comme Socrate, ou ils expireraient sous le glaive de la tyrannie, comme Sydney, ou ils se déchireraient les entrailles, comme Caton.
Ce tableau effrayant peut-il s’appliquer exactement à noire situation ? Non ; nous ne sommes pas encore arrivés à ce dernier terme de l’opprobre et du malheur où conduisent la crédulité des peuples et la perfidie des tyrans.
On veut nous y mener ; nous avons déjà fait peut-être d’assez grands pas vers ce but : mais nous en sommes encore à une assez grande distance ; la liberté triomphera, je l’espère, je n’en doute pas même ; mais c’est à condition que nous adopterons tôt ou tard, et le plus tôt possible, les principes et le caractère des hommes libres, que nous fermerons l’oreille à la voix des sirènes qui nous attire vers les écueils du despotisme, que nous ne continuerons pas de courir, comme un troupeau stupide, dans la route par laquelle on cherche à nous conduire à l’esclavage ou à la mort.
J’ai dévoilé une partie des projets de nos ennemis ; car je ne doute pas qu’ils ne recèlent encore des profondeurs que nous ne pouvons sonder ; j’ai indiqué nos véritables dangers et la véritable cause de nos maux : c’est dans la nature de cette cause qu’il faut puiser le remède, c’est elle qui doit déterminer la conduite des représentants du peuple.
Il resterait bien des choses à dire sur cette matière, qui renferme tout ce qui peut intéresser la cause de la liberté ; mais j’ai déjà occupé trop longtemps les moments ce la société : si elle me l’ordonne, je remplirai cette tâche dans une autre séance.
© Philippe Royet (http://www.royet.org/nea1789-1794)
Second discours, prononcé au club des Jacobins
Est-il vrai qu’une nouvelle jonglerie ministérielle ait donné le change aux amis de la liberté sur le véritable objet des projets de ses ennemis ? Est-il vrai qu’une proclamation illusoire émanée du Comité des Tuileries ait suffi pour renverser en un moment nos principes, et nous faire perdre de vue toutes les vérités dont l’évidence nous avait frappés ?
Est-il vrai que les tyrans de la France aient eu quelque raison de croire que les citoyens, dont ils feignent de redouter l’énergie, ne sont que des êtres faibles et versatiles, qui applaudissent tour à tour au mensonge et à la vérité ; qui, changeant du jour au lendemain de sentiments et de systèmes, leur laissent tous les moyens d’exécuter impunément le plan de conspiration qu’ils suivent avec autant de constance que d’activité ?
Non ; je vais vous prouver, du moins, que les nouvelles ruses de nos ennemis intérieurs confirment notre système : on s’épargnerait à cet égard beaucoup de discussions, si l’on voulait ne jamais sortir du véritable état de la question.
Toute ceIIe où je vais entrer n’aura d’autre but que d’y ramener encore une fois mes adversaires.
Est-il question de savoir si la guerre doit être offensive ou défensive ; si la guerre offensive a plus ou moins d’inconvénients ; si la guerre doit être faite dans quinze jours ou dans six mois ?
Point du tout ; il s’agit, comme nous l’avons prouvé, de connaître la trame ourdie par les ennemis intérieurs de notre liberté qui nous suscitent la guerre, et de choisir les moyens les plus propres à les déjouer.
Pourquoi jeter un voile sur cet objet essentiel ? Pourquoi n’oser effleurer tant d’ennemis puissants, qu’il faut démasquer et combattre ? Pourquoi prêcher la confiance lorsqu’elle est impossible ? Je demande aussi la guerre ; mais je dirai à qui et comment il faut la faire.
Les intentions de la Cour étant évidemment suspectes, quel parti fallait-il prendre sur la proposition de la guerre ? Applaudir, adorer, prêcher la confiance, et donner des millions ? Non ; il fallait l’examiner scrupuleusement, en pénétrer les motifs, en prévoir les conséquences, faire un retour sur soi-même, et prendre les mesures les plus propres à déconcerter les desseins des ennemis de la liberté, en assurant le salut de l’Etat.
Tel est l’esprit que j’ai porté dans cette discussion: j’ai mieux aimé la traiter sous ce point de vue, que de présenter le tableau brillant des avantages et des merveilles d’une guerre terminée par une révolution universelle ; la conduite de cette guerre était entre les mains de la Cour ; la Cour ne pouvait la regarder que comme un moyen de parvenir à son but.
J’ai prouvai que, pour atteindre ce but, elle n’avait pas même besoin de faire actuellement la guerre, et d’entrer en campagne ; qu’il lui suffisait de la faire désirer, de la faire regarder comme nécessaire, et de se faire autoriser à en ordonner actuellement tous les préparatifs.
Rassembler une grande force sous les drapeaux : cantonner et camper les soldats, pour les ramener plus facilement à l’idolâtrie pour le chef suprême de l’armée, et à l’obéissance passive, en les séparant du peuple, et en les occupant uniquement d’idées militaires ; donner une grande importance et une grande autorité aux généraux jugés les plus propres à exciter l’enthousiasme des citoyens armés et à servir la Cour ; augmenter l’ascendant du pouvoir exécutif, qui se déploie particulièrement lorsqu’il paraît chargé de veiller à la défense de l’Etat.
Détourner le peuple du soin de ses affaires domestiques, pour l’occuper de sa sûreté extérieure.
Faire triompher la cause du royalisme, du modérantisme, du machiavélisme, dont les chefs sont des patriciens militaires.
Préparer ainsi au ministère et à sa faction les moyens d’étendre de jour en jour ses usurpations sur l’autorité nationale et sur la liberté, voilà l’intérêt suprême de la Cour et du ministère. Or, cet intérêt était satisfait, leur but était rempli, dès le moment où l’on adoptait leurs propositions de guerre.
C’est dans cette situation que l’on vient nous présenter je ne sais quelle proclamation affichée partout, où l’on défend toute incursion jusqu’au 15 janvier ; des actes de certains princes allemands, qui assurent qu’ils ont pris les mesures nécessaires pour dissiper les rassemblements qui pouvaient nous alarmer.
Le roi, dit-on, va sans doute vous annoncer que les puissances ont fait cesser tous les prétextes de guerre ; donc la Cour ne veut pas la guerre… Eh quoi ! sommes-nous donc encore assez novices pour être toujours dupes de tous les subterfuges par lesquels une politique perfide cherche à nous tromper ?
Et quel que soit le motif qui l’ait déterminée à ces actes extérieurs, ne voyez-vous pas qu’ils prouvent la nécessité de se tenir en garde contre les pièges qu’elle vous a tendus ?
Quel est l’intérêt de la Cour, si ce n’est de vous rassurer sur ses intentions perverses ? Et ne suffit-il pas que l’empressement avec lequel elle avait ouvertement demandé la guerre, et fait prêcher la guerre par tous ses organes, ait excité la défiance des citoyens, pour qu’elle prenne aujourd’hui le parti de faire croire qu’elle ne veut pas la guerre ?
Que diriez-vous, vous qui faites dépendre vos opinions de toutes ces apparences trompeuses et contradictoires, qu’on ne cesse de nous présenter pour tenir l’opinion en suspens ; que diriez-vous, si elle n’avait d’autre but que de se faire envoyer par l’Assemblée Nationale un second message qui la presserait de faire, le plus tôt possible, cette guerre qu’elle désire, de manière qu’en la déclarant elle ne parût que céder au voeu des représentants de la nation ?
Il est vrai que cette conjecture vraisemblable peut être effacée par une autre qui ne l’est pas moins, mais qui ne serait pas plus favorable au système que je combats : c’est celle que mes adversaires adoptent eux-mêmes quand ils supposent que la Cour ne veut pas actuellement commencer la guerre, et qu’elle a intérêt de la différer quelque temps.
Cette intention est possible encore ; elle peut même se concilier naturellement avec celle que je viens de développer : mais cela même est un des inconvénients attachés au parti que vous prenez de vous livrer à des projets de guerre avec un gouvernement tel que le vôtre.
Cela prouve que vous deviez déconcerter ses vues pernicieuses par des mesures d’une nature différente, comme je le ferai voir dans la suite ; c’est une nouvelle preuve que tous vos raisonnements portent à faux, quand vous parlez toujours de la guerre, comme si elle devait être faite et conduite par le peuple français en personne, et comme si nos ennemis intérieurs n’étaient pour rien dans tout cela.
Au lieu de débiter avec emphase tant de lieux communs sur les effets miraculeux de la déclaration des droits, et sur la conquête de la liberté du monde ; au lieu de nous réciter les exploits des peuples qui ont conquis la leur en combattant contre leurs propres tyrans, il fallait calculer les circonstances où nous sommes, et les effets de notre Constitution.
N’est-ce pas au pouvoir exécutif seul qu’elle donne le droit de proposer la guerre, d’en faire les préparatifs, de la diriger, de la suspendre, de la ralentir, de l’accélérer, de choisir le moment et de régler les moyens de la faire ? Comment briserez-vous toutes ces entraves ? Renverserez-vous cette même Constitution, lors même que jusqu’ici vous n’avez pu déployer assez d’énergie pour la faire exécuter ?
D’ailleurs, qu’opposeriez-vous à tant de motifs spécieux que le pouvoir exécutif vous présentera ? Que lui répondrez-vous, quand il vous dira, quand les princes étrangers vous prouveront, par des actes authentiques, qu’ils auront dissipé les rassemblements, qu’ils auront pris toutes les mesures nécessaires pour les mettre hors de tenter contre vous aucun projet hostile ?
Quel prétexte légitime vous restera-t-il, lorsqu’ils vous auront donné la satisfaction que le pouvoir exécutif exigeait au nom de la nation ? Il est vrai que bientôt on pourra recommencer sourdement les mêmes manoeuvres ; il est vrai que l’on pourra ménager un moment favorable pour renouveler vos alarmes, et pour entreprendre une guerre sérieuse ou simulée, dirigée par notre gouvernement même ; mais avant que cette nouvelle intrigue éclate, comment la prouverez-vous ? quels moyens aurez-vous d’agir?
L’un veut attaquer les émigrés et les princes allemands ; les autres veulent déclarer la guerre à Léopold ; d’autres veulent qu’elle commence demain ; d’autres consentent à attendre que les préparatifs soient faits, ou que l’hiver soit passé ; d’autres enfin se rapportent au patriotisme, du ministre, et à la sagesse du pouvoir exécutif, pour lesquels ils prétendent que nous devons avoir une pleine confiance.
Mais au milieu de toutes ces opinions diverses, ce sera toujours le pouvoir exécutif seul qui décidera ; c’est la nature de la chose qui le veut ; c’était à vous à ne pas vous engager dans un système qui entraîne nécessairement tous ces inconvénients, et qui nous met à la merci de la Cour et du ministère.
Mais quoi ! ne voyez-vous pas que le pouvoir exécutif recueille déjà les fruits de l’adresse avec laquelle il vous a attirés dans ses pièges ? Vous demandez s’il veut la guerre, quand il fera la guerre ; que lui importe ? que vous importe à vous-même ?
Il jouit déjà des avantages de la guerre ; et il est vrai de dire, en ce sens, que la guerre est déjà commencée par vous.
N’a-t-il pas déjà rassemblé des armées dont il dispose ?
N’a-t-il pas déjà reçu des preuves solennelles de confiance et d’idolâtrie de la part de nos représentants ? N’a-t-il pas obtenu des millions, dans le moment où la corruption est la plus dangereuse ennemie de la liberté ?
N’a-t-il pas fait violer nos lois et remporté une victoire sur nos principes, en faisant donner à deux de ses généraux des honneurs extraordinaires et anticipés, qui ne retracent que l’esprit et les préjugés de l’ancien régime ?
Un autre n’a-t-il pas obtenu le commandement de nos armées, dont les fonctions sacrées et délicates qu’il venait de quitter, dont la Constitution l’écartait ?
N’a-t-on pas vu le président du Corps législatif prodiguant à cet individu des hommages que l’on pourrait à peine accorder impunément aux libérateurs de leur pays, donner à la nation le dangereux exemple du plus ridicule engouement ?
N’a-t-on pas vu un homme destiné dès longtemps à l’exécution des desseins de la Cour, célèbre par la pertinacité avec laquelle il a suivi le projet ambitieux d’attacher à sa personne la multitude des citoyens armés, provoquer et recevoir sur son passage des honneurs qui étaient autant d’insultes aux mânes des patriotes immolés au champ de la fédération, à ceux des soldats égorgés à Nancy, autant d’outrages à la liberté et à la patrie, autant de sinistres témoignages des erreurs de l’opinion et de la faiblesse de l’esprit public, autant d’effrayants pronostics des maux que nous pouvons craindre de l’influence d’une coalition qui a déjà porté tant de coups mortels à notre Constitution ?
La violation des principes sur lesquels la liberté repose, la décadence de l’esprit public, sont des calamités plus terribles que la perte d’une bataille, et elles sont le premier fruit du plan ministériel que j’ai combattu.
Que peut-on attendre pour l’esprit public d’une guerre commencée sous de tels auspices ? Les victoires mêmes de nos généraux seraient plus funestes que nos défaites mêmes.
Oui, quelle que soit l’issue de ce plan, elle ne peut qu’être fatale. Les émigrés prennent-ils le parti de se dissiper sans retour ? ce qui serait l’hypothèse la plus favorable et la moins vraisemblable.
Toute la gloire en appartient à la Cour et à ses partisans ; et dès lors ils écrasent le Corps législatif de leur ascendant ; environnés des forces immenses qu’ils ont rassemblées, objets de l’enthousiasme et de la confiance universelle, ils peuvent poursuivre avec une incroyable facilité le projet de relever insensiblement leur puissance sur les débris de la liberté faible et mal affermie.
Les apparences de paix, qu’ils semblent nous présenter, ne sont-elles qu’un jeu perfide concerté avec nos ennemis extérieurs, soit pour calmer les inquiétudes des patriotes, en cachant leur ardeur pour la guerre, soit pour la différer à une époque plus favorable ?
Leur faut-il encore quelque délai pour mieux préparer le succès de la grande conspiration qu’ils méditent ? Enfin, ne veulent-ils que sonder les esprits et épier l’occasion, pour s’arrêter à celui de tous les plans contraires à la liberté que les circonstances leur permettront d’adopter avec plus de succès ?
Quel que puisse être le résultat de toutes ces combinaisons, il est un point incontestable : c’est qu’il tient au parti imprudent qu’on a pris, qu’on semble vouloir soutenir, au refus de vouloir reconnaître de bonne foi les desseins de nos ennemis, et de les déconcerter par les moyens convenables, Ces moyens, quels sont-ils ?
Avant de les indiquer, je veux m’armer de l’autorité de l’Assemblée nationale, qui avait elle-même reconnu d’abord la nécessité de prendre des mesures d’une nature différente de celles qu’on a proposées depuis, parce que cette circonstance est propre à répandre une nouvelle lumière sur la question, et à mettre dans un jour plus grand la politique du parti contraire à la cause du peuple.
Celles qu’elle avait adoptées tendaient, non à faire la guerre, que les intrigues de la Cour nous préparaient depuis longtemps, mais à la prévenir ; je parle du premier décret sur les émigrés, dont la sagesse et l’utilité ont été attestées par le veto.
Le plan de la Cour exigeait le veto, parce que la Cour voulait la guerre : la même raison imposait à l’Assemblée nationale la nécessité d’une résolution contraire, aussi sage et plus vigoureuse que le premier décret. Je dirai tout à l’heure quelle était cette résolution.
L’Assemblée nationale ne l’a point prise ; elle s’est laissé engager dans les défilés où le pouvoir exécutif voulait l’amener ; un de ces hommes qui cachaient, sous le voile du patriotisme, les intentions les plus favorables pour la cause du pouvoir exécutif, l’a entraînée, par tous ces moyens plausibles et artificieux qui subjuguent la crédulité de beaucoup de patriotes, à proposer elle-même des mesures hostiles contre les petits princes d’Allemagne.
La Cour a saisi, comme de raison, cette ouverture avec avidité ; l’ancien ministre de la Guerre. trop décrié, s’est retiré ; on en a montré un nouveau, qui a débuté par des démonstrations incroyables de patriotisme.
Ensuite, on est venu annoncer des mesures de guerre ; le veto a été oublié, et même approuvé ; le seul parti sage que l’on pouvait prendre a été perdu de vue ; on est tombé aux genoux du ministre et du roi ; l’abandon, l’enthousiasme, l’engouement est devenu le sentiment dominant ; tous les actes subséquents ont eu pour but de le faire passer dans l’âme de tous les Français ; la guerre, la confiance dans les agents de la Cour a été le mot de ralliement, répété par tous les échos de la Cour et du ministère.
Le ministre même avait osé se permettre des insinuations calomnieuses contre ceux qui démentiraient ce langage ; et si nous avions eu la faiblesse de céder ici aux conseils timides qui nous imposaient le silence sur une si grande question, ce penchant funeste n’eût pas même été balancé par le plus léger contrepoids, et on eût été dispensé de prendre les nouveaux détours qu’on emploie, qu’on emploiera encore pour nous tromper.
Cependant, voyez quels avantages cette conduite donnait à la Cour ; ce n’était point assez de paralyser le Corps législatif, de contredire le voeu du peuple impunément, et, de l’aveu du peuple même, de prendre sur l’Assemblée nationale un fatal ascendant, et de paraître, au yeux de la nation, l’arbitre des destinées de l’Etat ; elle parvenait à son but favori, de s’entourer d’une grande force publique à ses ordres. et de nous constituer en état de guerre, sans exciter la défiance, sans trahir ses désirs et son secret, en paraissant se rendre au voeu de l’assemblée nationale.
La protection constante que le ministère avait accordée aux émigrations et aux émigrants ; son attention à favoriser la sortie des armes et de notre numéraire ; son silence imperturbable sur tout ce qui se passait depuis deux ans chez les princes étrangers ; le concert ardent qui régnait entre lui et les Cours de l’Europe ; le refus constant de se rendre aux plaintes de tous les départements qui demandaient des armes pour les gardes nationaux ; Tous les faits qui annonçaient le projet de nous placer entre la crainte d’une guerre extérieure et le sentiment de notre faiblesse intérieure, entre la guerre civile et une attaque étrangère, pour nous amener à une honteuse capitulation sur la liberté ; Enfin, le veto contre le décret qui rompit toutes ces mesures ; et ensuite, la proposition des mesures de guerre contre ceux que l’on protégeait ; c’est en vain que le concours de toutes ces circonstances révélait aux hommes les moins clairvoyants le secret de la Cour, annonçait qu’elle était enfin parvenue, par des routes détournées, au grand but de toutes ses manoeuvres, qui était la guerre simulée ou sérieuse.
On oubliait que c’était elle qui nous l’avait suscitée ; pour la remercier de son zèle à la proposer, on la félicitait du succès de ses propres perfidies, et on semblait craindre que le peuple ne fût ni assez confiant, ni assez aveugle.
Tels sont les dangers auxquels la bonne foi des députés du peuple est exposée, que, guidée par le même sentiment de patriotisme, et dans la même affaire, la majorité de nos représentants, après avoir rendu un décret pour prévenir la guerre préparée par nos ennemis du dedans, inclinait elle-même à la guerre, lorsque ceux-ci venaient la provoquer, et prenait des mains du pouvoir exécutif le poison pour nous le présenter, parce que le pouvoir exécutif ne lui avait pas permis d’appliquer le remède.
Français ! hommes du 14 juillet, qui sûtes conquérir la liberté sans guide et sans maître, venez, formons cette armée qui doit affranchir l’univers. Où est-il le général, qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, éternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l’air empoisonné des Cours, dont la vertu austère est attestée par la haine et par la disgrâce de la Cour, ce général, dont les mains, pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme, sont dignes de porter devant nous l’étendard sacré de la liberté ?
Où est-il, ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu ? Qu’il se reconnaisse à ces traits ; qu’il vienne ; mettons-le à notre tête… Où est-il ? Où sont-ils ces héros, qui, au 14 juillet, trompant l’espoir des tyrans, déposèrent leurs armes aux pieds de la patrie alarmée ?
Soldats de Château-Vieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux… Où êtes-vous ?… Hélas ! on arracherait plutôt sa proie à la mort, qu’au despotisme ses victimes !
Citoyens, qui, les premiers, signalâtes votre courage devant les murs de la Bastille, venez, la patrie, la liberté vous appelle aux premiers rangs.
Hélas ! on ne vous trouve nulle part ; la misère, la persécution, la haine de nos despotes nouveaux vous a dispersais. Venez, du moins, soldats de tous ces corps immortels qui ont déployé le plus ardent amour pour la cause du peuple.
Quoi ! le despotisme que vous aviez vaincu vous a punis de votre civisme et de votre victoire ; quoi ! frappés de cent mille ordres arbitraires et impies, cent mille soldats, l’espoir de la liberté, sans vengeance, sans état et sans pain, expient le tort d’avoir trahi le crime pour servir la vertu !
Vous ne combattrez pas non plus avec nous, citoyens, victimes d’une loi sanguinaire, qui parut trop douce encore à tous ces tyrans qui se dispensèrent de l’observer pour vous égorger plus promptement.
Ah ! qu’avaient fait ces femmes, ces enfants massacrés ? Les criminels tout-puissants ont-ils peur aussi des femmes et des enfants ?
Citoyens du Comtat, de cette cité malheureuse, qui crut qu’on pouvait impunément réclamer le droit d’être Français et libres ; vous qui pérîtes sous les coups des assassins, outragés par nos tyrans ; vous qui languissez dans les fers où ils vous ont plongés, vous ne viendrez point avec nous ; vous ne viendrez pas non plus, citoyens infortunés et vertueux, qui dans tant de provinces avez succombé sous les coups du fanatisme, de l’aristocratie et de la perfidie !
Ah ! Dieu ! que de victimes, et toujours dans le peuple, toujours parmi les plus généreux patriotes, quand les conspirateurs puissants respirent et triomphent !
Venez au moins, gardes nationales qui vous êtes spécialement dévouées à la défense de nos frontières dans cette guerre dont une Cour perfide nous menace, venez.
Quoi ! vous n’êtes point encore armés ? Quoi ! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n’en avez pas ? Que dis-je ? On vous a refusé des habits, on vous condamne à errer sans but, de contrées en contrées, objet des mépris du ministère et de la risée des patriciens insolents qui vous passent en revue, pour jouir de votre détresse.
N’importe, venez ; nous confondrons nos fortunes pour vous acheter des armes ; nous combattrons tout nus, comme les Américains… venez.
Mais attendrons-nous, pour renverser les trônes des despotes de l’Europe, attendrons-nous les ordres du bureau de la Guerre ? Consulterons-nous, pour cette noble entreprise, le génie de la liberté ou l’esprit de la Cour ? Serons-nous guidés par ces mêmes patriciens, ses éternels favoris, dans la guerre, déclarée au milieu de nous, entre la noblesse et le peuple ?
Non. Marchons nous-mêmes à Léopold ; ne prenons conseil que de nous-mêmes. Mais, quoi ! voilà tous les orateurs de la guerre qui m’arrêtent ; voilà M. Brissot qui me dit qu’il faut que M. le comte de Narbonne conduise toute cette affaire; qu’il faut marcher sous les ordres de M. le marquis de la Fayette… que c’est au pouvoir exécutif qu’il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté.
Ah ! Français ! ce seul mot a rompu tout le charme ; il anéantit tous mes projets. Adieu la liberté des peuples !
Si tous les sceptres des princes d’Allemagne sont brisés, ce ne sera point par de telles mains, L’Espagne sera quelque temps encore l’esclave de la superstition, du royalisme et des préjugés ; le Stathouder et sa femme ne sont point encore détrônés ; Léopold continuera d’être le tyran de l’Autriche, du Milanais, de la Toscane, et nous ne verrons point de sitôt Caton et Cicéron remplacer au conclave le pape et les cardinaux.
Je le dis avec franchise : si la guerre, telle que je l’ai présentée, est impraticable, si c’est la guerre de la Cour, des ministres, des patriciens, des intrigants, qu’il nous faut accepter, loin de croire à la liberté universelle, je ne crois pas même à la vôtre ; et tout ce que nous pouvons faire de sage, c’est de la défendre contre la perfidie des ennemis intérieurs, qui vous bercent de ces douces illusions.
Je me résume donc froidement et tristement. J’ai prouvé que la guerre n’était entre les mains du pouvoir exécutif qu’un moyen de renverser la Constitution, que le dénouement d’une trame profonde, ourdie pour perdre la liberté.
Favoriser ce projet de la guerre, sous quelque prétexte que ce soit, c’est donc mal servir la cause de la liberté.
Tout le patriotisme du monde, tous les lieux communs de politique et de morale, ne changeront point la nature des choses, ni le résultat nécessaire de la démarche qu’on propose.
Prêcher la confiance dans les intentions du pouvoir exécutif, justifier ses agents, appeler la faveur publique sur ses généraux, représenter la défiance » comme un état affreux » ou comme un moyen » de troubler le concert des deux pouvoirs et l’ordre public «, c’était donc ôter à la liberté sa dernière ressource, la vigilance et l’énergie de la nation, J’ai dû combattre ce système ; je l’ai fait ; je n’ai voulu nuire à personne ; j’ai voulu servir ma patrie en réfutant une opinion dangereuse ; je l’aurais combattue de même, si elle eût été proposée par l’être qui m’est le plus cher.
Dans l’horrible situation où nous ont conduits le despotisme, la faiblesse, la légèreté et l’intrigue, je ne prends conseil que de mon coeur et de ma conscience ; je ne veux avoir d’égards que pour la vérité, de condescendance que pour l’infortune, de respect que pour le peuple.
Je sais que des patriotes ont blâmé la franchise avec laquelle j’ai présenté le tableau décourageant, à ce qu’ils prétendent, de notre situation, Je ne me dissimule pas la nature de ma faute. La vérité n’a-t-elle pas déjà trop de torts d’être la vérité ?
Comment lui pardonner, lorsqu’elle vient, sous des formes austères, en nous enlevant d’agréables erreurs, nous reprocher tacitement l’incrédulité fatale avec laquelle on l’a trop longtemps repoussée ? Est-ce pour s’inquiéter et pour s’affliger qu’on embrasse la cause du patriotisme et de la liberté ? Pourvu que le sommeil soit doux et non interrompu, qu’importe qu’on se réveille au bruit des chaînes de sa patrie, ou dans le calme le plus affreux de la servitude ?
Ne troublons donc pas le quiétisme politique de ces heureux patriotes ; mais qu’ils apprennent que, sans perdre la tête, nous pouvons mesurer toute la profondeur de l’abîme.
Arborons la devise du palatin de Posnanie ; elle est sacrée, elle nous convient : Je préfère les orages de la liberté au repos de l’esclavage. Prouvons aux tyrans de la terre que la grandeur des dangers ne fait que redoubler notre énergie, et qu’à quelque degré que montent leur audace et leurs forfaits, le courage des hommes libres s’élève encore plus haut.
Qu’il se forme contre la vérité des ligues nouvelles, elles disparaîtront ; la vérité aura seulement une plus grande multitude d’insectes à écraser sous sa massue.
Si le moment de la liberté n’était pas encore arrivé, nous aurions le courage patient de l’attendre ; si cette génération n’était destinée qu’à agiter dans la fange des vices où le despotisme l’a plongée ; si le théâtre de notre révolution ne devait montrer aux yeux de l’univers que les préjugés aux prises avec les préjugés, les passions avec les passions, l’orgueil avec l’orgueil, l’égoïsme avec l’égoïsme, la perfidie avec la perfidie, la génération naissante, plus pure, plus fidèle aux lois sacrées de la nature, commencera à purifier cette terre souillée par le crime.
Elle apportera, non la paix du despotisme, ni les honteuses agitations de l’intrigue, mais le feu sacré de la liberté, et le glaive exterminateur des tyrans ; c’est elle qui relèvera le trône du peuple, dressera des autels à la vertu, brisera le piédestal du charlatanisme, et renversera tous les monuments du vice et de la servitude.
Doux et tendre espoir de l’humanité, postérité naissante, tu ne nous es point étrangère ; c’est pour toi que nous affrontons tous les coups de la tyrannie ; c’est ton bonheur qui est le prix de nos pénibles combats ; découragés souvent par les objets qui nous environnent, nous sentons le besoin de nous élancer dans ton sein ; c’est à toi que nous confions le soin d’achever notre ouvrage, et la destinée de toutes les générations d’hommes qui doivent sortir du néant !
Que le mensonge et le vice s’écartent à ton aspect ; que les premières leçons de l’amour maternel te préparent aux vertus deshommes libres ; qu’au lieu des chants empoisonnés de la volupté, retentissent à tes oreilles les cris touchants et terribles des victimes du despotisme.
Que les noms des martyrs de la liberté occupent cabans ta mémoire la place qu’avaient usurpée dans la nôtre ceux des héros de l’imposture et de l’aristocratie ; que tes premiers spectacles soient le champ de la fédération inondé du sang des plus vertueux citoyens ; que ton imagination ardente et sensible erre au milieu des cadavres des soldats du Château-Vieux, sur ces galères horribles où le despotisme s’obstine à retenir les malheureux que réclament le peuple et la liberté.
Que ta première passion soit le mépris des traîtres et la haine des tyrans, que ta devise soit : Protection, amour, bienveillance pour les malheureux, guerre éternelle aux oppresseurs ! Postérité naissante, hâte-toi de croître et d’amener les jours de l’égalité, de la justice et du bonheur !