‘est en ma qualité de président du Conseil européen pour ce premier semestre de 1984 que je m’adresse à vous.
Croyez que je mesure l’honneur qui m’est donné de prendre la parole devant une Assemblée qui représente 270 millions d’hommes et de femmes appelés à renouveler bientôt, chacun dans son pays, l’acte démocratique fondamental: l’élection d’un Parlement.
Mais c’est aussi l’Européen de France qui s’exprime, celui dont l’engagement personnel a accompagné chaque étape de la naissance de l’Europe.
Lorsque, en mai 1948, trois ans exactement après la fin de la guerre, l’idée européenne a pris forme, c’était au Congrès de La Haye. J’y étais, et j’y croyais.
Lorsque, en 1950, Robert Schuman a lancé le projet de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, j’y adhérais et j’y croyais. Lorsque, en 1956, le vaste chantier du Marché commun s’est ouvert, avec la participation très active du gouvernement français de l’époque, j’y étais et j’y croyais. Et aujourd’hui, alors qu’il nous faut sortir l’Europe des Dix de ses querelles et la conduire résolument sur les chemins de l’avenir, je puis le dire encore, j’en suis et j’y crois.
Nombreux sont ici ceux de ma génération qui, ayant partagé les mêmes épreuves, vécu le même espoir, ont travaillé à la même cause. Nombreux sont ceux qui, plus jeunes, ont conçu à leur tour l’ambition de porter l’Europe aux dimensions que commande l’Histoire et de servir par elle le juste intérêt des peuples qui la composent.
Que tous en aient pleinement conscience. Au-delà des séparations politiques et des rivalités nationales, ils sont les ouvriers d’une immense entreprise qui changera radicalement les données de la politique ou géopolitique internationale. Qu’ils continuent de s’unir autour de ce projet et, pour ce seul motif, leur vie publique en sera justifiée: ils auront remodelé la planète.
Ce rendez-vous, ici, à Strasbourg, je l’ai souhaité. Sans doute est-il normal que le président en exercice du Conseil européen expose au Parlement l’état de ses travaux. Le Conseil de Stuttgart en a fait un principe de notre vie commune, et c’est très bien ainsi. Mais, à l’observance d’un rite, j’entends ajouter autre chose, qui est la foi dans notre action et la volonté de la mener à bien.
On peut dire aujourd’hui que la Communauté a atteint ses premiers objectifs hérités de la guerre. Au départ, il fallait réconcilier, rassembler, atteler à une Å“uvre commune des peuples déchirés par la force et le sang. C’est fait. Maintenant, l’alternative est: ou bien de laisser à d’autres, sur notre continent, hors de notre continent, le soin de décider du sort de tous, et donc du nôtre, ou bien de réunir la somme des talents et des capacités, les facultés de création, les ressources matérielles, spirituelles, culturelles qui, toutes ensemble, ont fait de l’Europe une civilisation pour, selon un mot que j’aime de Walt Whittman, « qu’elle devienne enfin ce qu’elle est ».
Notre choix s’ordonne autour d’une idée simple. Chacun d’entre nos peuples, aussi riche que soit son passé, aussi ferme que soit sa volonté de vivre, ne peut seul peser du poids qui convient sur le présent et l’avenir des hommes sur la terre.
Ensemble, nous le pouvons, mais nous sommes dans une phase où le destin hésite encore. Depuis trop longtemps, l’Europe s’attarde dans des querelles dérisoires qui lui font perdre de vue l’objet de sa démarche. Il fallait réagir et comprendre qu’aucune grande perspective pour l’Europe n’avait de chance de sortir du domaine du rêve tant qu’elle resterait empêtrée dans le maquis des petits procès.
Pour en finir, une méthode de travail a été fixée à Stuttgart. Elle s’est, à l’expérience, révélée heureuse. Puis est apparue à Athènes la trame des conciliations qui devaient se réaliser à Bruxelles, notamment en matière agricole, budgétaire et industrielle. A l’exception d’un seul, tous les contentieux ont été réglés.
En les rappelant brièvement, on verra que la route est déblayée, et que nous avons repris notre marche en avant. Non que le désaccord qui subsiste soit négligeable, loin de là, mais, contrairement à ce que beaucoup redoutaient, il n’a pas bloqué le mécanisme européen – j’en parlerai plus loin.
La première obligation qui nous incombait était de moderniser la politique agricole commune, qui a donné à nos pays une capacité agro-alimentaire d’envergure mondiale. Se posait dès lors le problème des excédents, et d’abord des excédents laitiers, afin de tenir compte des débouchés réels de la production laitière sur le marché, corollaire indispensable de la garantie des prix: 104 millions de tonnes produites, pour 85 millions consommées. Nos agriculteurs ont été invités à Bruxelles à un effort d’adaptation et de reconversion que la Communauté devra aider, comme elle l’a fait dans le passé, comme l’y oblige le traité de Rome. Et ce qui est vrai du lait, devra être de toute autre production agricole.
D’autres décisions importantes ont été prises sur les montants compensatoires monétaires – démantèlement et modes de calcul – sur les fruits et légumes, sur les prix agricoles dans les délais réglementaires, sur la négociation des substituts des céréales avec les États-Unis d’Amérique. Et ces décisions entrent maintenant dans les faits.
Sans méconnaître les inquiétudes légitimes des producteurs, je pense qu’il s’agit là d’une victoire de la Communauté sur elle-même. Vingt-sept ans après sa création, la politique agricole commune retrouve les bases dont elle n’aurait pas dû s’écarter.
Quelques semaines auparavant, le programme Esprit avait été lancé. Sa réalisation atteindra un montant total de 3 milliards d’Écus, comparable ou supérieur aux efforts accomplis hors d’Europe dans le même domaine. Une dynamique de coopération pour la recherche et le développement des technologies de l’information entre les entreprises européennes a été de la sorte encouragée, avec le concours de la Communauté, dans un contexte différent. Je pense aussi au CERN, à Airbus, à Ariane ou au JET.
Récemment encore, les douze plus grandes sociétés européennes ont fixé des normes communes pour l’informatique. Prolongeant ce pas en avant des industriels, les ministres de l’industrie ont posé les jalons d’une action commune des Dix dans le domaine des télécommunications. Ils agiront de même, le mois prochain, pour les biotechnologies, tandis que, de leur côté, les ministres de l’Économie et des Finances s’attachent à faciliter cette coopération par un ensemble de dispositions financières, juridiques et fiscales.
Poursuivons ce bilan. Vous savez qu’on réclamait, de tous côtés, une plus stricte maîtrise du budget de la Communauté. Sur ce point également, le Conseil de Bruxelles est parvenu à un accord. Mais la maîtrise des dépenses ne pouvait se traduire par une diminution des ressources indispensables au développement de la Communauté. C’est pourquoi le Conseil de Bruxelles s’est prononcé pour un relèvement du plafond de la TVA de 1 à 1,4 % au 1er janvier 1986, à la date prévue de l’élargissement à l’Espagne et au Portugal – je ne vous cache pas que j’aurais souhaité davantage – et un relèvement à 1,6 % au 1er janvier 1988.
Nul n’ignore, à cet égard, les difficultés du budget en cours. Mais je pense que la Communauté ne sera pas contrainte à recourir à des moyens extraordinaires ou à céder à des pressions inacceptables. Le Traité exige que les dépenses agricoles soient financées. Il convient de le respecter. Reste, en effet, le contentieux que l’on appelle pudiquement « la correction des déséquilibres budgétaires » et qui recouvre, en fait, la discussion en cours sur la contribution britannique.
Après quatre ans de négociations difficiles, toujours relancées, et faute d’un accord acquis à l’heure où je m’exprime, mon commentaire restera prudent. La présidence n’a pas ménagé ses efforts pour résoudre cette difficulté, mais elle a veillé avant tout – là est son intransigeance – à ce que les principes de la Communauté, notamment celui de la préférence communautaire, fussent préservés et, à ce titre, elle a jugé que les prélèvements agricoles et que les droits de douane, qui appartiennent par nature à la Communauté et non à l’État qui les perçoit et les reverse, ne pouvaient être pris en compte dans le calcul de la compensation.
J’ajoute, que le traité de Rome a, comme tout traité, valeur de contrat et que ce contrat implique le refus du « juste retour ».
Concilier les situations naturellement variables des dix partenaires, dès lors que s’affirme un déséquilibre excessif, peut être admis en raison de la solidarité qui nous lie, mais à condition de rester dans les limites raisonnables d’un règlement circonstanciel et non de prétendre réformer le Traité sans le dire. Tel a été l’objet du débat, qui n’a pas trouvé de conclusion jusqu’à ce jour et qui n’en trouvera pas, tant que l’on pourra craindre la remise en question de loi commune.
Quoi qu’il en soit, la Communauté vit et travaille. Le simple énoncé des arrangements intervenus au cours de ces deux derniers mois le montre. Elle a en particulier, je veux m’attarder sur ce point, engagé sans retour le processus d’adhésion de l’Espagne et du Portugal.
A la nécessité politique – reconnue par tous, non seulement en raison de la courageuse reconquête de la démocratie assumée par ces deux pays, mais aussi par la simple constatation qu’ils sont d’Europe, pleinement, et que le nier serait injurier l’histoire passée et à venir – se posent des interrogations. N’allons-nous pas aggraver les tensions, réduire la cohésion de l’actuelle Communauté, ou bien est-il concevable que les conditions de l’intégration économique puissent d’ici longtemps être remplies ?
II est des attitudes commodes. Dire oui a priori à l’élargissement, par souci de plaire aux pays candidats, sans en tirer les conséquences pratiques; ou dire non, quoi qu’il arrive, en refusant tout examen. Refusons ces facilités. Certes, l’Europe se perdrait si elle devait, à mesure qu’elle grandit, se confondre avec la zone de libre échange à laquelle on continue, tout autour d’elle, d’aspirer.
Souvenons-nous des derniers élargissements, et gardons-nous de repousser à plus tard les discussions les plus ardues.
Quoi qu’il en soit, j’ai l’espoir que réponse sera donnée, avant la fin du mois de septembre prochain, à l’élargissement, qu’elle sera positive et qu’elle s’appliquera dès le 1er janvier 1986.
Cela supposera un examen sans complaisance des économies comparées, une harmonisation des régimes sociaux et fiscaux, une soumission mutuelle aux règles de loyale concurrence, et un calendrier d’exécution. Cela exigera aussi un effort de l’actuelle Communauté pour qu’elle assainisse préalablement son fonctionnement et qu’elle se prépare au moyen notamment des programmes intégrés méditerranéens, à traiter les productions du Sud comme elle l’a fait des productions du Nord. Les producteurs, de leur côté, voudront comprendre qu’on ne peut à la fois se réclamer des lois du marché afin de produire sans frein des quantités indéfinies et se protéger des mêmes lois par le bouclier des garanties de prix. Je note, en tous cas, qu’un progrès décisif a été accompli sur deux chapitres, qui n’avaient pas encore été abordés: l’agriculture et la pêche.
Mais, au-delà de ces débats, le Conseil de Bruxelles s’est engagé dans de nouvelles démarches vers d’autres directions. C’est ainsi que des directives visant à supprimer les entraves techniques aux échanges ont été approuvées, qu’un instrument de politique commerciale commune a été mis en place, que les quotas de pêche pour l’année 1984 ont été fixés à temps, tandis que, pour la sidérurgie, ils ont été prolongés de deux ans; que la huitième directive sur les droits des sociétés a été approuvée; qu’on s’est accordé sur le volet social de la reconversion charbonnière et sur les projets de recherche dits de démonstration; que la réforme du Fonds régional a été approuvée, après trois ans de laborieuses négociations.
Enfin, libéré d’un obsédant contentieux, le champ des initiatives s’étend désormais largement devant nous.
Par exemple, en dépit du désarmement douanier, trop d’obstacles limitent la liberté de circulation à l’intérieur de la Communauté; que de contrôles, que de formalités, qui exaspèrent ceux qui les subissent et sont incompréhensibles à l’opinion!
Sachant l’intérêt que votre Assemblée porte à cette question, il sera proposé au Conseil de juin une politique des transports, qui se traduira par plus de fluidité aux frontières et un meilleur soutien aux grandes infrastructures. Qu’y a-t-il de plus conforme à nos principes que la liberté d’aller et de venir, de commencer, et d’échanger !
J’avais évoqué « l’espace social européen » en 1981, au Conseil de Luxembourg, alors que je venais d’occuper mes fonctions. Comment construire en effet un Marché commun, où les produits circulent librement, si, dans le même temps, les producteurs travaillent dans des conditions exagérément différentes ? Puisque le Marché commun existe, il est plus que souhaitable que les représentants des travailleurs s’organisent à ce niveau, comme les entreprises et les gouvernements.
Ce sera chose faite, je l’espère, lorsque le mois prochain le Conseil des ministres des Affaires sociales aura établi le programme d’action communautaire, à moyen terme, pour le soumettre au Conseil européen, ainsi qu’il en a été convenu à Bruxelles. Plus concrètement, ce même Conseil des ministres devra poursuivre le travail à peine commencé pour enrayer le mal dont souffrent nos sociétés: le chômage et, plus encore, le chômage des jeunes, en apportant une formation professionnelle plus conforme aux besoins. Il sera saisi de recommandations sur l’aménagement du temps de travail et choisira des orientations sur les implications sociales des nouvelles technologies, compte tenu des partenaires sociaux au sein du Comité permanent de l’emploi.
La Confédération européenne des Syndicats sera, cela va de soi, entendue.
L’espace naturel mérite autant de soins. S’il s’agit de protéger l’environnement, les frontières nationales ont encore moins de raison d’être. Et pourtant, les habitudes de pensée, les susceptibilités nationales résistent au bon sens.
L’eau du Rhin borde ou traverse trois pays de la Communauté, ce qui corrompt l’environnement de l’un, nuit aux autres de la même façon.
Eh bien, ce raisonnement semble mal entendu: le fleuve et ses affluents continuent de charrier la mort des bêtes et des plantes, de menacer la santé des hommes.
Les pluies acides ont altéré en profondeur les forêts d’Allemagne. Elles rongent maintenant les forêts des Vosges et gagnent, vers le nord, les pays scandinaves. Pour d’autres raisons, la forêt méditerranéenne est aussi menacée.
Nul pays n’est exempt de cette épidémie moderne. Qui arrêtera le fléau ? Une directive a été adoptée à Bruxelles sur les pollutions industrielles. Il reste à accélérer la mise au point de dispositions strictes contre le transfert de déchets toxiques et dangereux.
De même, la réduction de la teneur du plomb dans l’essence est au centre de négociations ardues. Le but ainsi clairement identifié, aurons-nous la sagesse d’aller vers lui sans plus tarder? Je n’ose l’affirmer.
Voilà pour le futur proche, avec son éclairage habituel d’ombres et de lumières, son alliage d’élans et de blocages.
Mais c’est au-delà du Marché commun lui-même qu’il faut porter notre regard.
A quoi sert l’Europe? A cette question, il faut répondre, sous peine de perdre en fin de compte notre identité, notre raison d’être et nos raisons d’agir.
L’Europe, qui a pris une part prééminente dans la formidable avancée des sciences modernes, serait-elle à ce point déconcertée par l’évolution des technologies nouvelles qu’elle serait incapable de sortir de la crise pour retrouver son rang, de renouveler les formes de son antique civilisation pour en retrouver les valeurs? Elle, qui possède plus des deux tiers des régimes libres du monde, serait-elle incapable de consolider ses institutions et d’agir d’un même mouvement, là où il le faut, force de paix et d’équilibre entre les plus puissants, force de justice et de progrès entre le Nord et le Sud? Non, je ne le crois pas.
Encore doit-elle prendre la pleine mesure des enjeux économiques, culturels et politiques du siècle qui s’annonce.
Choisissons encore quatre exemples.
Le premier est celui de l’électronique. L’Europe consacre à sa recherche plus de crédits que le Japon ou les États-Unis d’Amérique. Mais chaque pays d’Europe, jaloux de ses techniques, voit ses défenses céder sous la pression américaine et japonaise. La tentation protectionniste gagnera du terrain. Ou bien quand l’Europe s’éveillera, elle aura perdu la bataille qui commande toutes les autres. Les tentatives d’alliance industrielle ont jusqu’ici échoué. N’est-il pas temps que les États les incitent à s’unir? La modernisation de l’industrie ne se fera pas en se contentant d’accumuler les équipements, mais en utilisant aussi des financements tels que ceux de la Banque européenne d’investissement et du Nouvel instrument communautaire.
Mon deuxième exemple est celui de la conquête spatiale. Là, le moment des choix est venu plus tôt que nous le pensions, plus tôt, peut-être, que nous le souhaitions. D’abord, à cause de nos propres succès dans le domaine des lanceurs comme dans celui des satellites. Mais entrer dans la phase industrielle suppose une répartition des tâches et des investissements. Forts de nos projets propres, il sera plus aisé d’examiner les offres qui nous sont faites par les États-Unis d’Amérique sur un projet de station spatiale civile. L’Europe, c’est ce que j’ai exprimé récemment à La Haye, ne devrait-elle pas, par priorité, consacrer ses efforts à elle-même? Une station spatiale est à sa portée. Elle en a les moyens techniques et financiers. Et s’il est présomptueux de devancer le temps au-delà du possible, l’expérience industrielle nous apprend que ce qui sera réalisable dans quinze ans exige une approche immédiate.
Les transports nous fourniront le troisième exemple. Des accords sont intervenus récemment sur l’augmentation des contingents communautaires de transport de marchandises par route, sur la coopération ferroviaire et sur la sécurité routière. Il sera bon de les dépasser sans tarder. Un grand programme d’équipement ferroviaire pour les transports à grande vitesse, en réduisant les distances, rapprochera naturellement les Européens.
Quatrième exemple: la culture. Ne pas s’unir serait se condamner à subir les marées d’images et de mots venus de l’extérieur.
Les projets ne manquent pas, tous sont à notre portée. Citons-les. A partir d’un satellite franco-allemand pourquoi pas une chaîne européenne de télévision …
… offerte à tous les créateurs des pays membres intéressés; un fonds commun de soutien aux industries de programmes qui vont avoir la lourde charge de donner un contenu aux réseaux innombrables qui se tissent autour de nous; un plan cohérent d’enseignement des langues européennes …
… des universités d’Europe alimentées par un incessant échange de chercheurs et d’équivalence de diplômes; la Fondation européenne de la culture?
J’ai été fier que s’installât aussi, en plein cÅ“ur de Paris, le théâtre de l’Europe, qu’anime Giorgio Strehler. Chacun de vos pays porte haut d’enviables réussites, mais aucun ne possède un marché suffisant. L’Europe est là. Qu’elle y songe et qu’elle s’organise!
Il est cependant un domaine où elle se retrouve, si je puis dire, instinctivement: celui des droits de l’homme. En ratifiant l’article 25 de la Convention européenne, mon pays a rejoint sa propre tradition. Mais tous, nous sommes inquiets des progrès grandissants des terrorismes et de l’oppression presque partout dans le monde.
Votre Parlement a constamment marqué son attachement au respect des principes qui ont fondé la liberté; hier encore, il votait une résolution évoquant le sort d’Andrei Sakharov vers lequel se tournent nos pensées.
Le malheur veut que, chaque jour, sous toutes les latitudes, des hommes souffrent et soient persécutés pour ce qu’ils croient, pour ce qu’ils aiment, pour ce qu’ils sont.
Le moment est venu de répéter un mot qui nous a naguère rassemblés: résister, oui, résister à la violence!
Je ne connais pas de thème sur lequel les peuples de l’Europe se sentent plus proches de leurs représentants. Oui, notre Europe est une communauté de droits, c’est notre fierté. La meilleure illustration en est la Cour de justice où s’édifie un ordre juridique européen dans une synthèse sans précédent entre systèmes de droits d’inspirations différentes.
Une autre dimension: les prises de position des Dix dans les affaires du monde.
Nul n’a fait preuve d’autant d’imagination et de constance que l’Europe dans la poursuite des échanges avec le tiers monde. Pour préparer Lomé III, la conférence de Suwa a permis au début de ce mois un rapprochement des points de vue, et l’on doit prévoir que les ultimes arbitrages interviendront les 28 et 29 juin à Luxembourg, qui permettront d’achever la rédaction de la future Convention.
On en mesure l’importance au moment où recule l’aide internationale tandis que s’aggrave la situation des pays pauvres – je pense en particulier à l’Afrique – sous les effets convergents du climat, de la crise, de l’endettement, de l’anarchie des marchés, du poids des taux d’intérêt et du désordre monétaire.
Les Conseils européens ont adopté des résolutions appropriées aux problèmes qui occupent la scène mondiale: Proche et Moyen-Orient, Amérique centrale, Afrique australe, Afghanistan, Cambodge – j’en passe. Ils ont contribué à préserver ce lien fragile qui, de la conférence d’Helsinki à celle de Stockholm, maintient un dialogue entre l’Est et l’Ouest de notre continent. Ils ont renforcé la coopération entre la Communauté et les sept pays amis de l’AELE. Il n’était pas de leur ressort de prendre en compte les aspirations si souvent exprimées, surtout ces temps derniers, d’une sécurité, d’une défense commune.
Parlant en mon nom personnel, j’évoque ici cette perspective comme je l’ai fait à La Haye, pour en apprécier à la fois l’extrême difficulté et la nécessité.
Il est clair que le temps s’éloigne où l’Europe n’avait pour destin que d’être partagée et divisée par d’autres. Les deux mots « indépendance européenne» possèdent désormais une résonance neuve. C’est une donnée que notre siècle, proche de sa fin, retiendra – j’en suis sûr.
L’échéance de l’élection européenne est une occasion de faire le point et de reprendre l’initiative. La vie des institutions communautaires est marquée par des multiples imperfections. Aucune n’est à proprement parler insupportable, mais leur accumulation crée une contrainte permanente et diffuse dont nous ne cessons de payer le prix.
Il y a tout d’abord la règle de l’unanimité, dont la pratique est poussée bien au-delà de ce que commandent les traités, et même que ne le prévoyait le « compromis de Luxembourg ».
Comment l’ensemble complexe et diversifié qu’est devenue la Communauté peut-il se gouverner selon les règles de la diète de cet ancien royaume de Pologne, dont chaque membre pouvait bloquer les décisions? On sait comment cela a fini. Il est temps de revenir à une pratique plus normale et plus prometteuse. Le gouvernement français, qui avait été à l’origine de ce compromis, a déjà proposé d’en restreindre l’usage à des cas précis. La pratique, plus fréquente, du vote sur des questions importantes annonce le retour aux traités. Mais la règle de l’unanimité n’est pas la seule difficulté que rencontre le Conseil des ministres.
Il existe également un partage trop fluctuant du travail de gestion quotidienne entre la Commission, le Comité des représentants permanents et le Conseil des ministres, qui se voit retirer une part de sa responsabilité politique, telle que prévue par les traités, et fait ainsi du Conseil européen une instance permanente d’appel, voire une première instance, dans la conduite des affaires courantes. Cela n’est manifestement pas son rôle. Rendons son autorité à la Commission.
Restituons au Conseil de ministres le moyen de mener les politiques dont le Conseil européen arrêtera les grandes lignes. Dotons ce dernier d’un Secrétariat permanent pour la coopération politique.
On se plaint – je le sais – des relations insuffisantes entre le Conseil et votre Parlement. Corrigeons cette carence, en présentant, conformément aux engagements souscrits par les pays membres dans la déclaration solennelle de Stuttgart, une réforme de la procédure de concertation. Réfléchissons enfin à la meilleure façon d’assurer plus de continuité à la présidence de la Communauté.
L’Europe a toujours été de nature composite. Elle s’est développée par étapes, utilisant selon ses besoins les institutions qui, sur le moment, lui paraissaient les plus adaptées, quitte à transformer leurs relations mutuelles. Mais il faut conserver des points de repère.
C’est pourquoi il est indispensable de consolider le principal traité qui lie les pays européens entre eux et constitue leur loi fondamentale, je veux dire le traité de Rome. Et pourtant, le même mouvement nous porte déjà, au-delà de ce traité, sur des domaines qu’il ne couvre pas. Je pense à l’éducation, à la santé, à la justice, à la sécurité, à la lutte contre le terrorisme. Or, que constatons-nous? D’aucuns ont parlé d’une Europe à plusieurs vitesses, ou à géométrie variable. Cette démarche, qui traduit une réalité, s’impose. On veillera à la rendre complémentaire, et non pas concurrente, de la structure centrale qui reste la Communauté. Chaque fois que de tels problèmes sont posés, l’Europe a créé une nouvelle institution – le Conseil européen -, adopté un nouvel acte juridique reconnaissant une pratique: le système monétaire européen, la coopération politique telle que définie par la déclaration de Stuttgart; conclu un traité ratifié par les parlements nationaux: les conventions de Lomé. Et voici que votre Assemblée nous encourage à aller plus loin dans cette voie en nous proposant un projet de traité instituant l’Union européenne. Ceux d’entre nous qui le voudront, observeront la même méthode que naguère. A situation nouvelle doit correspondre un traité nouveau… qui ne saurait, bien entendu, se substituer aux traités existants mais les prolongerait dans les domaines qui leur échappent. Tel est le cas de l’Europe politique.
Pour une telle entreprise, Mesdames et Messieurs, la France est disponible.
M’exprimant en son nom, je la déclare prête à examiner et à défendre votre projet qui, dans son inspiration, lui convient.
Je suggère, à cette fin, que s’engagent des conversations préparatoires qui pourraient déboucher sur une conférence des États membres intéressés. Le projet d’Union européenne et la Déclaration solennelle de Stuttgart serviraient de base à ses travaux.
Telles sont, Mesdames et Messieurs, les réflexions que m’inspirent mon expérience d’Européen et mon passage à la présidence du Conseil européen.
Je suis sûr qu’un jour tout cela se fera, car notre jeunesse en a besoin, car notre indépendance, celle de nos patries et celle de l’Europe, est à ce prix. J’ai trop confiance en notre histoire pour admettre que nous puissions jamais nous laisser aller au déclin dont l’intolérable affaiblissement démographique est le signe le plus inquiétant.
Mais il ne faut pas que cela se fasse trop tard. Aussi votre rôle, notre rôle exaltant est-il de prévenir l’inéluctable, de réussir l’improbable, de réaliser l’espérance et de perpétuer par sa jeunesse retrouvée une grande civilisation, la nôtre.