Mesdames et Messieurs les Ministres,
Messieurs les prix Nobel de la Paix
(on a rarement été mieux entouré à l’Élysée qu’aujourd’hui grâce à vous),
Mesdames et Messieurs,
C’est un honneur pour moi de vous recevoir ici à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Cette Déclaration, approuvée à l’unanimité à Paris le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies et que notre compatriote, le Français René CASSIN, lui aussi prix Nobel de la Paix, avait qualifiée de « premier mouvement d’ordre éthique que l’humanité organisée ait jamais adopté ». Je comprends parfaitement — je le dis aux Elders — que le fait que cette Déclaration des droits de l’Homme ait été adoptée à Paris, il y a soixante ans, crée des devoirs particuliers à la France. Le progrès des droits de l’Homme dans le monde, vous les Elders, vous en avez fait le combat de votre vie. HUSSERL disait que « le plus grand péril qui menace l’Europe, c’est celui de la lassitude » parce que, naturellement, qui s’opposerait à la Déclaration universelle des droits de l’Homme ? Qui se lèverait pour dire qu’elle est inutile ? Qui irait même dire qu’il n’est pas d’accord avec ses termes ? Mais la lassitude ! Et si vous me le permettez, je pensais à cela en regardant ce qui s’est passé pour le 50e anniversaire et ce qui se passe aujourd’hui pour le 60e anniversaire : au moment de la célébration du 50e anniversaire de la Déclaration des droits de l’Homme, le monde avait le droit d’être optimiste. Il sortait d’une décennie où le mur de Berlin était tombé et où 80 millions d’Européens avaient retrouvé la liberté. L’Afrique du sud — vous avez parlé de Nelson MANDELA, chère Mary ROBINSON, on peut également parler de Willy de KLERK, lui aussi un homme de paix — l’Afrique du Sud avait mis fin à l’apartheid. Le processus d’Oslo au Proche-Orient, cher Jimmy CARTER, était une immense espérance grâce à vous. Vous vouliez faire la paix et rarement on a été aussi proche de la paix.
On pouvait légitimement se dire, en célébrant le 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, que le monde progressait. En ce 60e anniversaire, cet optimisme paraît lointain. Il y a eu, dans la dernière décennie, le 11 septembre 2001, la barbarie dans ce qu’elle a de plus ignoble, la montée du terrorisme, des crises (crises financières, crises sociales, crises économiques), le réchauffement climatique, et partout dans le monde, cette impression que les droits de l’Homme au XXIe siècle étaient plutôt en train de régresser que de progresser.
Alors, que faire face à cela ? Quel est notre rôle ? Comment gérer cela ? Il y a les autorités morales, les prix Nobel, les intellectuels. Vous devez réfléchir, penser, dénoncer, parler. Vous êtes libres de le faire, et l’influence de votre parole est aussi grande qu’est profonde votre autorité morale. Je dirais que, de ce côté-là, il n’y a pas d’état d’âme à avoir. Vous devez être inconditionnellement du côté des droits de l’Homme. Puis, il y a les chefs d’État et de gouvernement, nous, à qui l’on demande non pas simplement de parler, mais d’agir, non pas simplement de penser, mais d’avoir des résultats. Et qu’il me soit permis de dire que de toutes les difficultés que présente la Présidence de la République d’un grand pays comme la France, la question de la meilleure façon de défendre les droits de l’Homme est certainement celle qui m’a amené le plus souvent à douter, voire à hésiter. Pourquoi douter et pourquoi hésiter ? Si un chef d’État ne parle qu’avec des chefs d’État et de gouvernement qui respectent les droits de l’Homme, comment convaincre alors ceux des chefs d’État et de gouvernement qui ne les respectent pas ? Si nous ne prenons pas ce risque (car c’est un risque d’aller au contact de ceux qui ne défendent pas et n’appliquent pas les valeurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme), qui le fera ? Mais j’ai parfaitement conscience qu’en le faisant, on peut donner le sentiment de trahir une partie de ses convictions. Il faut d’abord sortir des faux débats, en particulier celui qui consiste à dire que les droits de l’Homme seraient des valeurs occidentales, un relent de colonialisme que nous voudrions imposer à d’autres parties du monde qui ont elles-mêmes leur culture. Je ne partage pas cette opinion. Une femme violée, elle est bafouée quel que soit le continent où on la viole. Une femme excisée, elle est meurtrie dans sa chair quelles que soient les traditions du pays qui impose une pratique barbare. Un homme ou une femme condamnée pour ses opinions, c’est un homme ou une femme à qui on conteste le droit à l’humanité. Or, quelle que soit la partie du monde où l’on se trouve, comme vous venez de le dire, Madame la Présidente, on est un être humain qui a des droits humains, des droits humains qui sont universels. Nous n’avons pas le droit de nous cacher derrière la culture, derrière le respect des traditions, derrière des traditions ancestrales, pour contester aux uns ce qu’on reconnaîtrait aux autres. Pour faire progresser les choses, il faut parfois prendre des risques. Faire confiance à un dirigeant dont les actes passés ont pu être contraires au respect des droits de l’Homme est un risque. J’en ai parfaitement conscience.
Je le dis devant le président CARTER, pour qui j’ai respect, admiration et, s’il me le permet, amitié. La France a pris une décision lourde en tendant la main à la Syrie et je sais que l’invitation que j’ai présentée au nom de la France au président syrien a fait débat. Parmi vous, ici et ailleurs, certains ont dû se dire : « Tout de même, en Syrie, les droits de l’Homme ne sont pas respectés. » Je suis heureux de savoir que le président CARTER va se rendre lui aussi en Syrie. Regardez le chemin parcouru depuis que j’ai tendu la main :un Liban quasiment en paix, l’établissement de représentations diplomatiques entre le Liban et la Syrie, un Liban qui a un gouvernement démocratique, un Liban qui a un président, un Liban qui va avoir des élections. Tout, certes, n’est pas réglé. Mais qui aurait pu penser qu’on aboutirait à ce résultat sans la discussion avec la Syrie ? Je veux faire comprendre que, pour un chef d’État, l’analyse du moment où il faut parler et où il faut cesser de parler est sans doute la décision la plus difficile à prendre. J’ai voulu faire confiance à la Syrie, je le dis devant les prix Nobel de la Paix, je le dis en ce 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, et je ne le regrette pas. J’ajoute qu’il est de la plus haute importance que la Syrie et Israël engagent des pourparlers de négociation, non plus indirects mais directs. Qui, ici, peut me dire qu’il y a une chance que ces discussions aient lieu sans que nous parlions avec le président Bachar AL-ASSAD ? Je l’affirme, défendre les droits de l’Homme, défendre la paix, c’est avoir le courage d’encourager la Syrie à retrouver le chemin de la respectabilité internationale totale, de la sortir de l’isolement.
Mais je voudrais prendre un exemple parfaitement inverse : le Zimbabwe et le président MUGABE. Je dis, aujourd’hui que le président MUGABE doit partir, que le Zimbabwe a suffisamment souffert, que toutes les discussions ont été engagées — hommage soit rendu à l’Afrique du Sud et au président MBEKI. Mais quand un dictateur ne veut pas entendre, ne veut pas comprendre, alors j’estime que les chefs d’État et de gouvernement doivent cesser de discuter. Il est temps de dire à M. MUGABE : « Vous avez assez pris en otage votre peuple, les habitants du Zimbabwe, le droit à la liberté, à la sécurité et au respect. » Il doit partir.
Je voudrais prendre un troisième exemple : le Darfour, le Soudan, le président BÉCHIR. Ce n’est pas la peine de vous donner beaucoup de mal pour me convaincre que le Darfour est sans doute l’un des grands scandales de ce début de siècle. Des dizaines de milliers, des centaines de milliers peut-être, de morts dans cette région du monde, où les populations n’ont rien et où ont eu lieu, sans doute, les premières guerres de la faim et de l’eau. Nous avons besoin du gouvernement soudanais pour trouver enfin la paix au Darfour. Nul ne le conteste. Le président BÉCHIR a bien peu de temps pour décider. Il a son avenir entre les mains. Soit il change d’attitude et la communauté internationale peut discuter avec lui, soit il ne change pas d’attitude et il sera alors face à ses responsabilités, notamment devant la Cour pénale internationale, qui est un progrès de l’humanité. Lorsqu’on conserve dans son gouvernement un homme qui est poursuivi pour crime, alors la communauté internationale ne peut pas parler avec vous. Le choix du président BÉCHIR, du président soudanais, est un choix qu’il doit faire non pas dans les semaines qui viennent, mais dans les prochains jours. J’ai eu l’occasion à Doha fin novembre de le lui dire de la façon la plus claire. Je sais bien qu’un certain nombre de gens ont dit : « Mais comment osez-vous parler avec le président BÉCHIR ? » Si l’on ne parle pas avec le président soudanais, comment trouvera-t-on la solution dans cette partie du monde ? Mais si le président soudanais ne change pas de politique, alors plus personne ne parlera avec lui.
Je voudrais dire un mot également de la situation en Iran. Un peuple comme le peuple iranien, l’un des plus grands peuples du monde, l’une des plus anciennes civilisations du monde, raffinée, cultivée, ouverte, connaît le malheur d’être représenté comme il l’est aujourd’hui par certains de ses dirigeants. Je l’ai dit à mon ami Kofi ANNAN, cela m’est impossible de serrer la main à quelqu’un qui a osé dire qu’Israël devait être rayé de la carte. Je sais parfaitement que le président iranien ne représente pas tout le pouvoir en Iran, et encore moins, cher Jimmy CARTER, la population iranienne. Je sais parfaitement qu’il faut résoudre ce qui est peut-être la plus grave crise internationale que nous ayons devant nous, celle du risque de voir l’Iran se doter de la bombe atomique. On ne peut pas résoudre cette crise sans parler aux dirigeants iraniens. Mais je ne peux pas m’asseoir à la table, après ce qu’a été la Shoah, après ce qu’ont été les tragédies du XXe siècle, d’un homme qui ose dire qu’il faut rayer Israël de la carte. D’autres discuteront, peut-être même que les États-Unis d’Amérique, un jour, essayeront de tendre la main. Mais la société iranienne doit réfléchir. Qui parle en son nom ? Qui la représente ?
Je voudrais dire que j’étais un peu triste à la Conférence des Nations unies de Doha sur le financement du développement que, sur la totalité des chefs d’État et de gouvernement du G20, nous n’ayons été que deux à être présents pour parler des Objectifs du millénaire pour le développement, le président sud-africain et moi, en tant que président de l’Union européenne, parce que les droits de l’Homme, ce sont aussi les Objectifs du millénaire : que les gens puissent manger à leur faim, que le développement soit mieux équitablement réparti dans le monde.
Enfin, je voudrais dire un mot de la rencontre que j’ai eue avant-hier à Gdansk. Je me suis rendu aux Jeux olympiques en Chine parce que c’était un événement considérable, parfaitement organisé par les Chinois, et qui fut un succès. Je pense que tout devait faire de cette fête universelle un grand succès et je ne regrette absolument pas d’y avoir représenté l’Europe, puisque j’y suis allé avec l’accord des vingt-six autres chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne. Je pense profondément que la Chine est un des grands du monde et que toute la place dans la gouvernance mondiale doit être faite à la Chine comme, d’ailleurs, à l’Inde mais aussi à l’Afrique. Un milliard d’habitants qui n’ont pas de membres permanents au Conseil de sécurité. Quelle erreur ! Je pense aussi au continent sud-américain, en particulier au Brésil et au Mexique. J’ai toujours considéré qu’il n’y avait qu’une seule Chine et, d’ailleurs, quand le général DE GAULLE a reconnu la Chine en 1964, il l’a reconnue avec le Tibet.
Mais je dis aussi, de la façon la plus sereine et la plus calme, que le devoir d’un président français, c’est de rencontrer tous les prix Nobel de la Paix qui souhaitent le rencontrer, quelles que soient leurs origines, quelles que soient leurs convictions, quelle que soit la cause qu’ils défendent. La France serait infidèle à son histoire si elle ne faisait pas toujours une place spécifique à ceux et à celles qui ont obtenu cette distinction remarquable du prix Nobel de la paix.
Voilà, Mesdames et Messieurs, comment la France continuera à défendre dans le monde les droits de l’Homme, à faire la paix. Elle prendra des risques parce que si l’on ne prend pas de risques, on ne fait rien. Mais la France sera toujours consciente qu’au fond, elle sera jugée sur les résultats, sur la façon dont la paix progressera et c’est pour moi, croyez bien, un grand honneur, un grand soulagement que de pouvoir compter sur la présence, ici, sur les conseils avisés et sur l’inspiration que représente votre vie à tous, à chacun de vous. Un jour, moi aussi, je partirai. C’est la règle de la démocratie. En regardant vos vies, en lisant vos ouvrages, chers Elders, je me suis dit que ce qui a compté au fond dans votre vie de chef d’État et de gouvernement, c’était une ou deux décisions importantes que vous avez su prendre. Croyez bien que je suis concentré sur cet objectif, ne pas laisser passer la bonne décision au bon moment. Je vous remercie.