Contre le veto royal, soit absolu, soit suspensif

Messieurs,

Tout homme a part sa nature, la faculté de se gouverner par sa volonté ; les hommes réunis en Corps politique, c’est-à-dire, une Nation, a par conséquent le même droit. Cette faculté de vouloir commune, composée des facultés de vouloir particulières, ou la Puissance législative, est inaliénable, souverine & indépendante, dans la société entière, comme elle l’était dans chaque homme séparé de ses semblables. Les loix ne sont que les actes de cette volonté générale. Comme une grande Nation ne peut exercer en corps la Puissance législative, & qu’une petite ne le doit peut-être pas, elle en confie l’exercice à ses Représentans, dépositaires de son pouvoir.

Mais alors il est évident que la volonté de ces Représentans doit être regardée & respectée comme la volonté de la Nation ; qu’elle doit en avoir nécessairement l’autorité sacrée & supérieure à toute volonté particulière,puisque, sans cela, la Nation, qui n’a pas d’autre moyen de faire les Loix, serait en effet dépouillée de la Puissance législative & de sa Souveraineté.

Celui qui dit qu’un homme a le droit de s’opposer à la Loi, dit que la volonté d’un seul est au-dessus de la volonté de tous. Il dit que la nation n’est rien, & qu’un seul homme est tout.S’il ajoute que ce droit appartient à celui qui est revêtu du Pouvoir exécutif, il dit que l’homme établi par la Nation, pour faire exécuter les volontés de la Nation, a le droit de contrarier & d’enchaîner les volontés de la Nation ; il a créé un monstre inconcevable en morale & en politique, & ce monstre n’est autre que le veto royal.

Par quelle fatalité cette étrange question est-elle la première qui occupe les Représentans de la Nation Française, appelés à fonder la liberté sur des bases inébranlables ! Par quelle fatalité lep remier article de cette Constitution, attendue avec tant d’intérêt par toute l’Europe, & qui semblait devoir être le chef-d’oeuvre des lumières de ce siècle, sera-t-il une Déclaration de la supériorité des Rois sur les Nations, & de la proscription des droits sacre=és & imprescriptibles des Peuples ! Non… c’est en vain qu’on regarde, comme décidée d’avance, cette bizarre & funeste Loi ; je n’y croirai point, puisqu’il m’est permis d’en montrer l’absurdité en présence des Defenseurs du Peuple, & aux yeux de la Nation entière.

Les nombreux partisans du veto, forcés à reconnaître qu’il est en effet contraire au principes, prétendent qu’il est avantageux de le sacrifier à de prétendues convenances politiques. Admirable méthode de raisonner ! qui substitue aux Lois éternelles de la justice & de la raison l’incertitude des conjoncture frivoles, & la subtilité des vains systèmes, dont il semble cependant que l’expérience funeste de tant de Peuples aurait dû nous défendre. Mais voyons donc qu’elles sont ces puissantes considérations qui doivent faire taire la raison elle-même.

Je ne répondrai point à ceux qui ont cru pouvoir dire que nous n’étions point appelés pour donner une Constitution à notre Patrie, mais pour affermir celle dont elle jouissait, suivant eux ; à ceux qui ont d’abord prétendu, pour contester notre pouvoir, que nous n’étionspoint revêtus de l’autorité de la Nation, & ensuite ont nié jusqu’à la Souveraineté de la Nation, pour la concentrer dans la personne du Roi. j’aime mieux oublier que de réfuter ces maximes, répétées peut-être trop souvent dans cette Assemblée. Mais, puisqu’il le faut, je rappellerai les premiers principes du Droit public, sans lesquels il n’est pas même permis de raisonnner sur des questions semblables à celle-ci.

Il ne faut plus nous dire continuellement : La France est un Etat Monarchique ; & faire découler ensuite de cet axiôme les droits du Roi, comme la première & la plus précieuse partie de la constitution ; & secondairement la portion de droits que l’on veut bien accorder à la Nation.

Il faudrait d’abord savoir, au contraire, que le mot Monarchie, dans sa véritable signification, exprime uniquement un Etat où le pouvoir exécutif est confié à un seul.

Il faut se rappeler que les Gouvernements, quels qu’ils soient, sont établis par le Peuple & pour le Peuple ; que tous ceux qui gouvernent, & par conséquent les Rois eux-mêmes, ne sont que les mandataires & les délégués du peuple ; que les Fonctions de tous les Pouvoirs politiques, & par conséquent de la Royauté, sont des devoirs publics, & non des droits personnels ni une propriété particulière ; qu’ainsi il ne faut pas se scandaliser d’entendre, dans l’Assemblée des Représentans de la Nation Française revêtue du pouvoir constituant, des citoyens qui pensent que la liberté & les droits de la Nation sont les premiers objets qui doivent nous occuper, le véritable but de nos travaux, & que l’autorité royale, établie uniquement pour les conserver, doit être réglée de la manière la plus propre à remplir cette destination.

Dès qu’une fois on sera pénétré de ce principe ; dès qu’une fois on croira fermement à l’égalité des hommes, au lien sacré de la fraternité qui doit les unir, à la dignité de la nature humaine, alors on cessera de calomnier le Peuple dans l’Assemblée du Peuple ; alors on ne donnera plus le nom de prudence à la faiblesse, le nom de modération à la pusillanimité, le nom de témérité au courage ; on appellera plus le patriotisme une effervescence criminelle, la liberté une licence dangereuse, le généreux dévouement des bons citoyens une folie ; alors il sera permis de montrer, avec autant de liberté que de raison, l’absurdité & les dangers du veto royal, sous quelque dénomination & sous quelque forme qu’on le présente. Alors peut-être ne croira-t-on plus quenos cahiers nous défendent de le repousser.

Vous me dites que la plupart de vos Cahier font mention de la Sanction Royale ; je pourrais vous répondre que la Sanction de la Loi, loin de se confondre avec le droit de s’opposer à la Loi, l’exclut de la manière la plus formelle. Jepourrais vous observer que la Sanction n’est autre chose, que l’acte par lequel le dépositaire du Pouvoir exécutif promet à la Nation de faire exécuter la Loi & la promulguer & que le moyen qui en garantit l’exécution, ne peut en être l’obstacle. Mais, de quelque manière qu’il vous plaise d’interpréter ce mot, en est-il moins certain que la Constitution ne peut pas être le simple résultat de ces opinions isolées que les Commissaires des Assemblées Baillagères ont consignées dans des Cahier informes, rédigés à la hâte ? en est-il moins certain que vous êtes les Représentans de la Nation, & non de simples porteurs de notes, come vous l’avez vous-mêmes formellement déclaré ? & de quel droit nous objecteriez-vous cette mention vague de la Sanction Royale, qui ne contient rien d’impératif ? vous qui, en dépit des mandats impératifs qui vous disaient de voter par ordre, avez cru néanmoins que des circonstances impérieuses vous autorisaient à les oublier.

De quel droit nous objecterez-vous ces Cahiers, vous tous, Députés de toutes les classes, qui malgré la prohibition la plus formelle de consentir à aucun emprunt avant que la Constitution fût affermie sur des bases inébranlables, avez néanmoins pensé que des conjonctures pressantes vous donnaient le droit d’ouvrir un Emprunt de quatre-vingt millions ? &, quelle qu’ait pu être alors l’opinion des Electeurs sur cet objet, de quel droit tournerez-vous contre le Peuple même ces voeux timides pour la liberté qu’il n’osait encore exprimer qu’à demi ? Hélas ! dans ces temps de servitude, ne croyait-il pas former une entreprise hardie, en demandant, dans l’Assemblée Nationale, un nombre de Représentans égal à celui des deux classes privilégiées. Telle était alors son humiliation, que cette demande si modeste & si contraire à son propre intérêt, était dénoncée comme l’efet d’une licence coupable, qui menaçait le Trône & l’Etat du plus funeste bouleversement ; que le Gouvernement même croyait avoir acquis des droits sans bornes à la reconnaissance & même à ses libéralités, en lui donnant seulement un nombre de Députés égal à celui de ses adversaires naturels, sans lui accorder même le misérable avantage de voter par t^te, sans lequel cette prétendue faveur était absolument illusoire ; mais aujourd’hui qu’une révolution, aussi merveilleuse qu’imprévue, vient de lui rendre tous ses droits inviolables dont on l’avait dépouillé, qui pourrait être assez indifférent à ses intérêt pour soumettre sa volonté souveraine aux caprices ou aux pasions des Cours ? … Non, quelque idée que l’on veuille se former des Cahiers, l’ordre de nous sacrifier pour leur bonheur & pour leur liberté, & nulle part celui de les assujettir au veto des Ministres.

J’oublie donc l’objection tirée des Cahiers ; & passant aux seules difficultés qui aient pu faire une légère impression sur quelques esprits, je les réduits à cet unique argument :

Les Représentans de la Nation peuvent abuser de leur autorité, doncil faut donner au Roi le pouvoir de s’opposer à la Loi.

C’est comme si l’on disait : le législateur peut errer ; donc il faut l’anéantir.

Ceci suppose une grande défiance du Corps législatif, & une extrême confiance dans le Pouvoir exécutif; il s’agit d’examiner jusqu’à quel point l’une & l’autre est fondée.

Sans doute les règles d’une sage politique prescrivent de prévenir les abus de tous les Pouvoirs par de justes précautions : la sévérité de ces précautions doit être proportionnée à la vraisemblance & à la facilité de ces abus ; & par une suite nécessaire de ce principe, il ne serait pas raisonnable d’augmenter la force du Pouvoir exécutif le plus redoutable, aux dépens du Pouvoir le plus faible & le plus salutaire.

Maintenant, comparons la force du Corps législatif à celle du Pouvoir exécutif.

Le premier est composé de Citoyens choisis par le Peuple, revêtus d’une Magistrature paisible, & pour un espace borné, après lequel ils rentrent dans la foule, & subissent le jugement sévère, ou favorable de leurs concitoyens : tout vous garantit leur fidélité, leur intérêt personnel, celui de leur famille, de leur postérité, celui du Peuple dont la confiance les avait élus.

Qu’est-ce au contraire que le Pouvoir exécutif ? Un Monarque revêtu d’une énorme puissance, qui dispose des armées, des Tribunaux, de toute la force publique d’une grande Nation, armé de tous les moyens d’oppression & de séduction : combien de facilités pour satisfaire l’ambition si naturelle aux Princes, sur-tout l’hérédité de la Couronne leur permet de suivre constament le projet éternel d’étendre un pouvoir qu’ils regardent comme la patrimoine de leurs familles ; calculer ensuite tous les dangers qui les assiègent : & si ce n’est pas assez, parcourez l’histoire, quels spectacles vous présente-t-elle ? les Nations, dépouillées par-tout de la puissance législative, devenues le jouet & la proie des Monarques absolus qui les oppriment & les avilissent ; tant il est difficile que la liberté se défende long-temps contre le pouvoir des Rois. & nous qui sommes à peine échappés au même malheur, nous, dont la réunion actuelle est peut-être le plus éclatant témoignage des attentats du pouvoir ministériel, devant lequel nos anciennes Assemblées Nationales avaient dusparu, à peine les avons-nous recouvrées que nous voulons les remettre encore sous sa tutelle & dans la dépendance.

Les Représentans des Nations vous paraissent donc plus suspects que les Ministres & les Courtisans ? Si j’examine quels sont les dangers que vous semblez craindre de la part des premiers, je crois qu’ils se réduisent à trois espèces ; l’erreur, la précipitation, l’ambition.

Quant à l’erreur ; outre que c’est un étrange expédient pour rendre le Pouvoir législatif infaillible, que celui de le rendre nul, je ne vois aucune raisonpour laquelle les Monarques, en général, ou leurs Conseillers seraient présumés plus éclairés sur les bsoins du Peuple, ou sur les moyens de les soulager, que les Représentans du peuple même.

La précipitation ! Je ne conçois pas non plus que le remède à ce mal soit de condamner le Corps l»gislatif à l’inaction ; & avant de recourir à un pareil moyen, je voudrais du moins que nous eussions examiné s’il n’en était point d’autre qui puisse nous conduire au même but.

L’ambition ! Mais celles des Princes & des Courtisans est-elle moins redoutable ? & c’est à elle précisément que vous confiez le soin d’enchaîner l’autorité des Représentans, c’est-à-dire, la seule qui puisse vous défendre contre leurs entreprises !

Mais quel service espérez-vous donc, après tout, du veto royal ? celui de prévenir de mauvaises Lois ? Mais ignorez-vous que la plupart des Rois ont, sur le mérite des Lois, des idées bien différentes de celles du Peuple ? Qui ne voit pas que celles qui seront favorables à leurs prétentions leur paraîtront toujours assez bonnes, & que l’usage du veto ne leur sera réservé que pour celles dont l’objet sera de défendre les droits du Peuple contre leurs desseins ambitieux.

Mais, dit-on, si vous leur refusez le pouvoir de s’opposer à la Loi, ils seront mécontens, & ils conspireront sans cesse contre la Puissance Législative.

Ainsi donc, la majesté & les droits des Nations doivent être immolés à la satisfaction & à l’orgueil des Princes. Ainsi on croit un homme bien humilié d’être réduit à la simple puissance de commander, au nom des Lois, à un vaste empire ; & on suppose qu’il a lieu d’être bien mécontent d’un pareil partage.

Ils voudront usurper la Puissance législative : &, pour leur épargner cette tentation, vous prenez le sage parti de l’abandonner à leur merci ; come si l’ambition devenait moins redouble, à mesure qu’elle a plus de moyens de parvenir à son but.

Au reste, l’absurdité palpable du veto, en général, a produit dans cette Assemblée, l’invention du veto suspensif ; expression nouvelle, imaginée pour un système nouveau.

J’avouerai que je ne n’ai pas encore pu le comprendre parfaitement : tout ce que je sais, c’est qu’il donne au Roi le droit de suspendre, à son gré, l’action du Pouvoir législatif pendant une période, sur la durée duquel les opinions ne s’accordent pas.

Ce qui m’encourage à combattre cette doctrine, soutenue d’ailleurs par des très-bons Citoyens, c’est qu’un grand nombre d’entre eux ne m’ont pas dissimulé que regardant le veto royal, comme contraire aux vrais principes, mais persuadés qu’il était adopté d’avance, dans toute sa rigueur, par une très-grande partie de l’Assemblée, ils croyaient que le seul moyen d’échapper à ce fléau était de se réfugier dans le système du veto suspensif.

Je n’ai différé de leur sentiment qu’en un seul point : c’est que je n’ai pas cru devoir désespéré du Pouvoir de la vérité & du salut public ; il m’a semblé d’ailleurs qu’il n’était pas bon de composer avec la liberté, avec la justice, avec la raison, & qu’un courage inébranlable, qu’une fidélité inviolable aux grands principes, était la seule ressource qui convînt à la situation actuelle des défenseurs du Peuple. Je dirai donc, avec franchise, que l’un & l’autre veto me paraisent différer beaucoup plus par les mots que par les effets & qu’ils sont également propres à anéantir, parmi nous, la liberté naissante.

Et d’abord, pourquoi faut-il que la volonté souveraine de la Nation cède pendant un temps quelconque à la volonté d’un homme ? Pourquoi faut-il que les Lois ne soient exécutées, que longtemps après que les Représentans du Peuple du Peuple les auront jugées nécessaires à son bonheur ? Pourquoi faut-il que le Pouvoir législatif soit paralysé, dès qu’il plaira au Pouvoir exécutif ; tandis que celui-ci peut toujours exercer une activité redoutable à la liberté ? L’opinion des Ministres qui s’opposent à la Loi, vous paraît-elle plus imposante que celle de vos Représentans qui l’adoptent ? ou plutôt si l’on pèse toutes les considérations que j’ai indiquées, cette opposition même ne pourrait-elle pas paraître une présomption favorable à l’utilité de la Loi & à la fidélité du Corps législatif ?

Mais, pendant tous ces délais que vous permettez d’apporter à leurs décrets, qui vous promettra que les intrigues & l’ascendant de la Cour neprévaudront pas sur la vérité & l’intérêt public ? Avez-vous calculé toutes les chances des distractions du Peuple, de cette funeste indolence qui fut toujours l’éceuil de la liberté, de l’adresse, du pouvoir des Princes habiles & mbitieux ? Nous répondez-vous qu’il n’arrivera pas un moment où le concours de toutes ces circonstances sera fatal à la Constitution.

Quelques-uns aiment à se représenter le veto royal suspensif, sous l’idée d’un appel au Peuple, qu’ils croient voir, comme un Juge souverain, prononçant sur la Loi proposée par le Monarque & ses Représentans.

Mais qui n’apperçoit d’abord combien cette idée est chimérique ? Si le Peuple pouvait faire les Loix par lui-même ; si la généralité des Citoyens assemblée pouvait en discuter les avantages & les inconvéniens, serait-il obligé de nommer des Représentans ? Ce système se réduit donc, dans l’exécution, à soumettre la Loi au jugement des Assemblées partielles des différents Baillages ou Districts, qui ne sont elles-mêmes que des Assemblées représentatives ; c’est-à-dire, à transmettre la puissance législative, de l’Assemblée générale des Représentans de la Nation, aux Assemblées Elémentaires-particulières des diverses Provinces, dont il faudrait sans doute recueillier les voeux isolés, calculer les suffrages variés à l’infini, pour remplacer le voeux commun & uniforme de l’Assemblée Nationale.

Il est assez facile de prévoir toutes les conséquences que pourrait entraîner ce système ; ce qui me paraît évident, c’est qu’il contrarie ouvertement l’opinion reçue jusqu’ici, que, dans un grand Empire, le Pouvoir législatif doit être confié à un Corps unique de Représentans, & qu’il dérange absolument le plan de gouvernement que nous semblions avoir déjà adopté ; c’est que, dans ce nouvel ordre de choses, le Corps législatif devient nul ; qu’il est réduit à la seule fonction de présenter des projets qui seront d’abord jugés par le Roi,& ensuite adoptés ou rejetés par les Assemblées des Baillages. je laisse à l’imagination desbons Citoyens, le soin de calculer les lenteurs, les incertitudes, les troubles que pourrait produire la contrarité des opinions dans les différentes parties de cette grande Monarchie & les ressoucres que le Monarque pourrait trouver au milieu de ces divisions & del’Anarchie qui en serait la suite, pour élever enfin la puissance sur les ruines du Pouvoir législatif.

Et ce ne serait pas encore-là le seul danger auquel la liberté nationale serait exposée.

Si vous songez que le Ministère n’appelera jamais des Loix favorables à ses intérêts, à quoi se réduit votre prétendu appel au Peuple, si ce n’est à compromettre, à suspendre ou à anéantir les Loix utiles ou nécessaires au maintien de la Constitution ? Mais il ne sera pas toujours obligé de recourir à cet expédient : il en sera dispensé du moins toutes les fois qu’il aura pu amener les Représentans eux-mêmes à ses vues : or, il faut convenir qu’il aurait été beaucoup plus inaccessible à ce danger, si, élevant une barrière insurmontable entre les deux Pouvoirs, vous n’aviez pas donné au Monarque le droit d’examiner, de censurer leur décrets, & par conséquent la facilité de négocier, de transiger avec eux ; si, en les mettant ainsi dans sa dépendance, vous ne les aviez en quelque sorte placés entre la nécessité de s’engager dans une espèce de procès avec ce puissant adversaire, & la tentation d’acheter sa bienveillance & ses faveur par des complaisances funestes à l’intérêt public.

En un mot, ou bien vous placerez la Puissance législative dans chaque Assemblée de District, ou vous la confierez à l’Assemblée Nationale. Dan sle premier cas, celle-ci est superflue ; dans le second, au lieu de l’exercer & de l’avilir, vous devez lui laisser toute la force & toute l’autorité dont elle a besoin pour défendre la liberté, dont elle est la gardienne contre les entreprises toujours formidable du Pouvoir exécutif.

Ce n’est donc as dans le veto royal, quelque nom qu’on lui done, que vous devez chercher les moyens de prévenir les abus possible du Corps législatif, lorsque vous en trouverez de si simples & de si raisonnables dans les principes mêmes de la Constitution.

Nommez vos Représentans pour un temps très-court, après lequel ils doivent rentrer dans la foule des Citoyens dont ils subissent le jugement impartial. Composez votre Corps législatif, non des principes aristocratiques, mais suivant les règles éternelles de la justice & de l’humanité. Appelez-y tous les Citoyens, sans autre distinction que celle des vertu & des talens ; qu’ils ne puissent pas même être continués après le temps ordinaire de leurs fonctions. Si ces précautions ne vous rassurent pas, songez que, sans invoquer le veto royal, tous les avantages que vous semblez attendre du prétendu appel au Peuple vous sont assuré par la nature même des choses, puisque les mauvaises Loix seront toujours nécessairement jugées par la Nation, qui connaît sans doute ses droits & ses intérêts aussi bien que les Ministres, & que les erreurs d’une Législation peuvent être facilement réformées par la Législature suivante.

Ajoutez à cela qu’une Constitution sage doit fixer des époques où le Peuple nommera des Représentans, revêtus du Pouvoir constituant, pour l’examiner & la revoir, & qu’elle trouvera, dans cette convention extraordinaire, une sauve-garde bien autrement utile que laprotection ministérielle.

Si ces moyens, & tant d’autres, ne peuvent vous déterminer à rejetter le funeste système du veto, je l’avoue, il ne nous reste plus qu’à gémir sur les malheurs de la Nation trompée ; car il m’est impossible de concevoir qu’elle puisse être libre sous l’empire d’une pareille Loi. Et ne me citez plus à cet égard l’exemple de l’Angleterre… je ne vous dirai pas que les Représentans de la Nation Française, maîtres de donner à leur Patrie une Constitution digne d’elle & des lumières de ce siècle, n’étaient pas faits pour copier servilement une institution née dans des temps d’ignorance, de la nécessité & du combat des factions opposées… je vous dirai que votre Nation, placée dans des conjonctures différentes, n’est pas capable de supporter ce vice essentiel de la Constitution Anglaise, que l’Angleterre reconnaît elle-même, & qu’il eétoufferait nécessairement la Liberté Française dans son berceau.

Les Anglais ont des Loix civiles admirables, qui tempèrent à un certain point les inconvéniens de leurs Loix politques : les vôtres ont été dictées par le génie du despotisme, & vous ne les avez point encore réformées.

La situation de l’Angleterre la dispense d’entretenir ces forces miliataires immenses qui rendent le Pouvoir exécutif si terrible à la liberté, & la vôtre vou sforce à cette précaution périlleuse.

Des révolutions fréquentes, de longs & terribles combats entre la Nation & le Roi avaient donné aux Anglais un caractère vigoureux, des habitudes fortes, & cette défiance salutaire, qui est la plus fidèle gardienne de la liberté ; & peut-être y aurait-il de laprésomption à penser que nous qui n’avons pas subi, à beaucoup près, els mêmes épreuves, nous nous soyons entièrement corrigés en un jour de cette légèreté de caractère, de cette faiblesse de moeurs dont on nous avait soupçonné jusqu’aujoud’hui.

Enfin l’Angleterre a su échapper à cette hydre de l’Aristocratie, qui se nourrit de la substance des Peuples, & s’enorgueillit de leurs humiliations. Elle vit encore au milieu de nous ; déjà pleine d’une confiance nouvelle, elle relève cent mille t^tes menaçantes, & médit de nouvelles trames pour rétablir sonpouvoir sur les ruines de la liberté, & peut-être même sur les vices de la Constitution naissante. Combien de germes de tyrannie peuvent se développer encore à chaque instant, & avec une fatale rapidité dans ce vaste Empire !

Enfin, telle est la situation & le caractère du Peuple Français, qu’une excellente Constitution, en développant cet esprit public & cette énergie que compromettent le souvenir de ses longs outrages, & les progrès de ses lumières, peut le conduire, en assez peu de temps, à la liberté, mais qu’une Constitution vicieuse, une seule porte ouverte au Despotisme & à l’Aristocratie, doit nécessairement le replonger dans un esclavage, d’autant plus indestructible, qu’il sera cimenté par la Constitution même.

Aussi, Messieurs, le premier & le plus noble de nos devoirs était d’élever les âmes de nos Concitoyens, & par nos principes & par nos exemples, à la hauteur des idées & des sentimens qu’exige cette grande & superbe révolution. Nous avions commencé à le remplir, & de quel prix doux & glorieux leur généreuse sensibilité n’avait-elle pas déjà payé nos travaux & nos dangers. Puissions-nous désormais ne pas rester au-dessous de nos sublimes destinées ; puissions-nous paraître toujours dignes de notre mission aux yeux de la France, dont nous devions être les sauveurs ; aux yeux de l’Europe, dont nous pouvions être les modèles !