Xe session de l’Assemblée de la Société des Nations

«Je passe maintenant à la question de la nouvelle forme à donner aux relations entre les Etats européens. Il est vrai que c’est là une question qui n’intéresse pas directement la Société des Nations, parce que celle-ci a un caractère d’universalité, et ce n’est pas vers elle que nous devons tourner nos regards pour la solution de cette question. Mais la question dont je parle intéresse indirectement le monde entier, parce qu’elle affecte la situation économique mondiale. Il y a beaucoup de gens qui se refusent de prime abord à discuter cette question. Ce sont les pessimistes de parti pris qui déclarent irréalisable toute idée qui sort des sentiers battus et rebattus. Ils parlent de «conception romanesque», d’utopie. Je ne peux, quant à moi, m’associer à ce pessimisme de principe, car, ainsi que l’a dit un écrivain allemand: «Ein grosser Einfall scheine in Anfang toll.» (Une grande idée paraît tout d’abord folle.)

Pourquoi l’idée de réunir les Etats européens dans ce qu’ils ont de commun serait-elle a priori impossible à réaliser?

Mais si je ne partage pas le pessimisme dont je viens de parler, je dois néanmoins demander que l’on se rende bien compte du but que l’on poursuit en cherchant à établir ce nouvel état de choses. Je me déclare nettement opposé à toute idée politique impliquant une tendance quelconque dirigée contre d’autres continents. Je ne suis pas partisan non plus d’une autarcie économique de l’Europe. Mais il y a, à mon avis, beaucoup de taches qu’une telle concentration pourrait mener à bien.

Combien y a-t-il de choses, dans l’Europe actuelle, dans sa structure économique, qui paraissent extraordinairement grotesques! Il me paraît grotesque que l’évolution de l’Europe ait l’air de se faire, non en avant, mais en arrière. Et pourtant, regardez l’Italie. Qui de nous pourrait se représenter une Italie qui ne serait pas une, où des régions économiques indépendantes s’opposeraient l’une à l’autre et se combattraient mutuellement? De même peut-on songer sans sourire à la situation de l’Allemagne avant le «Zollverein» à un régime économique et à des échanges commerciaux qui, partant de Berlin, devaient s’arrêter à l’Elbe, parce qu’aux poteaux frontières d’Anhalt un nouveau système douanier commençait? Si cela nous paraît étrange médiéval et désuet, il existe cependant de nos jours, dans notre nouvelle Europe, bien des choses qui font une impression entièrement semblable.

Le Traité de Versailles a créé un grand nombre d’Etats nouveaux. Je ne veux pas discuter cette question du point de vue politique, car mes vues politiques sur le Traité de Versailles sont connues. Mais, en me plaçant au point de vue économique, je tiens à souligner que, si l’on a créé un grand nombre d’Etats nouveaux, on a entièrement négligé de les intégrer dans la structure économique de l’Europe.

Quelle est la conséquence de ce péché d’omission? Vous le voyez: de nouvelles frontières, de nouvelles monnaies, de nouvelles mesures, de nouveaux poids, de nouvelles usances, un arrêt constant du trafic et des échanges. Il est grotesque de constater que l’on s’attache à réduire la durée du voyage entre l’Allemagne du Sud et Tokyo, mais que, par contre, lorsqu’on traverse l’Europe en chemin de fer, on se trouve arrêté en un endroit quelconque pendant une heure, parce qu’il y a là une nouvelle frontière et des formalités de douane à remplir. Dans l’économie mondiale, l’Europe donne l’impression de ne savoir pratiquer que le petit commerce de détail. Pour augmenter leur prestige, les nouveaux Etats s’efforcent de créer de nouvelles industries à l’intérieur de leurs frontières. Ces industries doivent être protégées, elles doivent se chercher de nouveaux débouchés et il leur arrive souvent de ne pas pouvoir écouler leurs produits sur leur propre territoire à des prix rémunérateurs.

Ou sont la monnaie européenne, le timbre-poste européen qu’il nous faudrait ?

Tous ces particularismes dont l’existence est due à des raisons de prestige national, ne sont-ils pas périmés et ne font-ils pas le plus grand tort à notre continent, non seulement dans les rapports entre pays européens, mais dans les rapports de l’Europe avec les autres continents, qui éprouvent plus de peine s’adapter à cet état de choses que les Européens, bien que petit à petit ces derniers se trouvent eux-mêmes dans un grand embarras. La rationalisation de production et du commerce en Europe profiterait non seulement aux concurrents européens, mais encore aux exportateurs des autres continents.»

Enviado por Enrique Ibañes